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‘Confiné’ sans électricité (1)

‘Confiné’ sans électricité (1)

Dans la nuit de lundi à mardi dernier (du 22 au 23 mars 2020), j’ai rêvé de notifications incessantes sur mon téléphone. Il pleuvait des e-mails de rappels dont je devinais le contenu : courtois par convenance mais, à la vérité, exaspérés. De nombreuses dettes de textes m’attendaient. Les destinataires s’impatientaient. Les klaxons intempestifs de l’un des camions de la société locale de nettoyage (HYSACAM – Hygiène et Salubrité du Cameroun) m’ont libéré de ce rêve angoissant. À leur manière. Violente. Il était 5h 56.

Un coup d’œil à mon téléphone. Mais pourquoi donc ? Pour me convaincre de quoi ? Je n’ai de toutes les manières pas ouvert mes mails, du moins ceux que je juge ‘menaçants’ pour le moment. Ils me font regretter d’avoir accepté certaines propositions qu’il m’était difficile de décliner…

5h56 donc. Les yeux encore engourdis de sommeil. Un réveil turbulent après une longue nuit studieuse. Et déjà, une coupure d’électricité. Je ressens les chants des oiseaux comme des sifflements de serpent, encore exaspéré d’être réveillé de cette manière. Mais en fait, le réveil dépend-il vraiment de nous ? Choisit-on jamais la manière ? Après les rituels du matin, je vais à ma fenêtre. Il est 6h17. J’observe les allées et venues des passant(e)s. Certain.e.s portent déjà des masques. J’entends la voisine qui tient un petit commerce hétéroclite (bonbons, biscuits, pain, œufs bouillis, recharge de crédité téléphonique, etc.) commenter, goguenarde, l’affaire avec deux clientes qui ne respectent pas les mesures de distanciation sociale (terme odieux !) :

  • C’est encore quoi cette affaire qu’on nous a apportées ?!
  • Après les Blancs, on va tout voir avec les Chinois !, éructe l’une des clientes sous les rires des deux autres protagonistes de la scène.

Les klaxons du camion de HYSACAM sont de plus en plus forts. Signe qu’il se rapproche. C’est une invitation pour les habitant(e)s de la rue à sortir les poubelles. Au plus vite ! De ma fenêtre, je peux voir des gens déboucher en toute hâte de différentes ruelles avec des sacs, parfois à peine fermés, débordant d’ordures qui se répandent dans tous les sens dans leur course. Deux des quatre agents restent à 1 mètre du camion qui avance lentement, toujours en klaxonnant. Ils aident les adolescent(e)s et les femmes dont les charges sont trop lourdes. Tout se passe dans un vacarme assourdissant mais dans une ambiance bon enfant et insouciante. Les gens n’hésitent pas à se saluer comme à l’accoutumée. C’est le cas de ces deux jeunes dans la vingtaine qui, après avoir vidé le contenu de leurs sacs dans le camion, se serrent la main et devisent environ une dizaine de minutes, non sans s’être salué encore à de nombreuses reprises (8 fois ! J’ai compté !), comme on le fait parfois dans une conversation ici pour marquer son accord.

J’aimerais filmer la scène. Mais je me rappelle qu’au réveil tout à l’heure, j’étais à 30% de batterie. J’ai donc connecté mon téléphone à mon ordinateur resté dans une autre pièce et ne voudrais, pour rien au monde, quitter les scènes de ma rue des yeux. Je regarde les deux jeunes s’éloigner. Je les croise souvent dans l’un des bars que je fréquente dans le coin. Je ne peux m’empêcher de penser, quelque peu en colère : « Je ne vous serrerai pas la main avant longtemps ! » Mais, immédiatement, je suis assailli par cette autre pensée : « Peut-être que j’aurai déjà crevé quand ils seront encore là à faire les cons ! »

Il est 6h38. Le calme revient peu à peu dans ma rue. Je savoure cette douce et étrange quiétude. En effet, habituellement, à ce moment de la matinée, c’est le tohu-bohu. On a dans le coin un collège et deux écoles primaires ! Pour la grande joie des enfants (et la mienne), le Covid-19 les assigne à domicile.

Coronavirus : facteur de réifications

Mon attention se porte de nouveau sur la voisine qui tient ce commerce hétéroclite. Sous son parasoleil. Elle ne porte pas de gants. Elle n’a pas de solution hydroalcoolique. Encore moins d’eau et de savon pour ceux ou celles qui voudraient se laver les mains. De temps en temps, au gré des commandes, elle tire un morceau de pain d’un long sac en toile de jute posé sur sa table. D’un couteau, elle le fend verticalement et termine ce travail d’ouverture avec ses mains, nues. De ma fenêtre, je peux maintenant voir la mie sur laquelle elle répand de l’huile de sardine, de la sardine, puis du piment, et enfin trois œufs. Pendant ce temps, elle échange en riant avec son client qui, par moments, se gratte le menton et tapote affectueusement son épaule en lui indiquant des choses que je peine à entendre (on aimerait avoir des antennes paraboliques à la place des oreilles !). Ce sont là des gestes habituels. C’est l’ordinaire de la vie. Des gens se touchent, se parlent avec de grands gestes, rient aux éclats dans une proximité qui peut favoriser une étreinte, se font de tapes amicales et ce qu’on appelle ici le « cogné-tête ». Mais, par ces temps difficiles, de tels « gestes d’humanité » (Yves Citton) sont angoissants. C’est déjà en soi la grande victoire du Coronavirus qui agit comme le facteur de multiples réifications anthropologiques… En effet, dans le pire des cas, cette conjoncture nous somme de refonder de nouvelles modalités d’être-ensemble. Une telle position signifierait que nous venons d’entrer dans le temps de la nostalgie et de l’origine perdue, toujours à recommencer, aurait dit Eboussi. Dans une telle configuration, les masques deviendraient l’une des modalités majeures d’apparition dans l’espace public. Comme le préservatif l’est un peu devenu dans la vie intime, pour la continuité d’une vie repoussant les frontières de notre déchéance dans la maladie qui est elle-même, comme l’analyse Paul Ricœur, l’une des modalités de notre condition humaine…

Voici venu le temps des masques ! Le temps des enfants, femmes et hommes sans visage ! L’ère des grandes barricades qui poursuivent le projet originel de protection de la vie ou de l’ajournement répété de notre fin. Les masques, le confinement, le lavement apeuré et soucieux des mains sont désormais les nouveaux artefacts de notre survie. En attendant un vaccin…

Une question m’assaille. Avons-nous les moyens de notre survie ? Mieux, possédons-nous les moyens de notre survie ? Qu’advient-il de celles et de ceux qui dans un pays en proie à des conflits multiformes, gangrené par la corruption et les détournements de fonds publics n’ont pas d’eau courante et ne gagnent leur pitance qu’en déambulant avec de maigres marchandises dans les bars et marchés de la ville ? Qu’advient-il de ces femmes, naufragées de la vie, qui travaillent dans des bars comme serveuses pour nourrir leur famille et qui se retrouvent aujourd’hui au chômage (j’y reviendrai dans un autre post) ? On a observé qu’il y avait des « résistances » aux mesures gouvernementales çà et là. Il faut être doué d’une grande imagination pour croire que ce que dit le gouvernement existe ou constitue une hypothèse crédible dans la vie de millions de Camerounais(e)s. En réalité, comme certain(e)s l’ont analysé, ces résistances supposées expriment davantage le refus de capituler face à l’épreuve redoutable et à l’angoisse d’une vie qui se décline au quotidien sur le mode de la lutte et de l’affliction. Il faut s’attendre à ce que le Covid-19 intensifie ce régime de peines.

Suis-je pessimiste ? La gestion de cette crise sanitaire sous nos latitudes n’inspire aucun optimisme ! De plus en plus, les enquêtes des journalistes, comme celle récente de Haman Mana (Le Jour, 30 mars 2020), sont un témoignage inquiétant de la situation qui prévaut actuellement au Cameroun au sujet de cette pandémie.

Le petit poste de radio de la vendeuse indique 7h00. L’heure des informations de ce qu’on appelle ici le « Poste National ». Elle augmente le volume. À son poste de travail, à près de 70 ans, elle a encore besoin de travailler. Pour manger. Pour payer des factures d’eau et d’électricité dont la fourniture, comme en témoignent d’interminables délestages, est chaotique. Tiens ! Il me revient qu’il n’y a pas d’électricité chez moi. Comme d’habitude, je m’assure dans le voisinage, sans espoir, que je ne suis pas le seul impacté par cette énième coupure. J’ai assez vite la confirmation de ce que nous partageons une commune infortune. Il me vient à l’esprit que je pourrais flâner dans le quartier et laisser flotter mon attention (Albert Piette). Une envie de poursuivre mes investigations ethnographiques dans le voisinage. Mais aussi un moyen de passer le temps en attendant que revienne la lumière… Je choisis de rejoindre paresseusement mon lit.

11h08. J’ai assez dormi. Toujours pas d’électricité. Je me dis : « Il faut que tu prennes ton ordinateur et que tu ailles rendre visite à un ami. Peut-être y aura-t-il de l’électricité chez lui… » Dans le même temps, une voix me suggère : « Mais si une fois le dos tourné, l’électricité revenait chez toi… » Ainsi s’installe un ethos de l’incertitude. Ne pas savoir. Ne jamais savoir quand ces « choses », ces « fonctionnements élémentaires » (Amartya Sen) qui nous sont dus sont accessibles. Être privé d’électricité, mais rester patient et reconnaissant des efforts du « gouvernement de la République ». Et, bientôt, être confiné, privé de ses sources de revenus mais, rester compréhensif…

                                                À suivre…

Parfait D. Akana

Sociologue & Anthropologue. Enseignant-chercheur à l'Université de Yaoundé II-Soa. Directeur exécutif de The Muntu Institute & Éditeur de www.covid-19-cameroon.org. Member of the Advisory Board of Corona Times (University of Cape Town, South Africa)

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