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Inhumation Express

Inhumation Express

Le périple vert-rouge-jaune du Covid-19 a fait irruption par un couinement digital dans ma réclusion le 23 Mars à 11h08 précises, sous la forme d’un message WhatsApp : « Bonjour. Tu connais Achille Essome Moukouri, oncle de Patrick Mboma ? Premier décès dû au coronavirus. » et mon sang n’a fait qu’un tour. Quoi ? Qui ? Achille Essome Moukouri ? Et comment que je le connais. L’honneur, pour ainsi dire, d’être le premier mort du Covid-19 au 237 (Cameroun), est échu à ce condisciple du collège Libermann. Mon frère ne pouvait guère se douter en lançant sa sonde que cette information susciterait autant d’écho et extirperait de leur soute des images de l’époque du cocon jésuite. Dans les heures qui ont suivi, en vain ai-je tenté de joindre au téléphone son cousin et mon compagnon de route, Vincent Ndoumbé, histoire d’en savoir davantage. Quelques heures plus tard, à la tombée de la nuit, A.E.M fut mis en terre sans fanfare. Ainsi s’acheva le séjour terrestre du bon vivant qu’avec d’autres nous avions côtoyé quelques années et j’imagine l’amertume des siens éplorés, que ça se soit passé ainsi. Leur cher Achille n’ayant pas droit aux obsèques tapageuses, à l’image de sa vie, qu’ils lui eussent fait en des circonstances normales ? C’est presque le monde à l’envers, sinon sa fin même. Malgré la dénégation initiale du Directeur de l’hôpital Laquintinie ce jour-là, va savoir pourquoi, l’accoutrement isolant des agents hospitaliers qui procèdent à l’inhumation ne laissent aucun doute, sur les photos indiscrètes circulant le lendemain dans le Parloir, que c’est bien le Covid-19 qui a emporté A.E.M. Cette inhumation express du cher disparu pour des raisons sanitaires va-t-elle éventuellement faire date et ouvrir une nouvelle ère dans l’économie mondaine de la mort au 237, sous le signe de la sobriété ? Ou va-t-on retomber avec délectation dans la démesure obscène ? La lucidité conjuguée au bon sens prendra-t-elle le pas sur l’esbroufe et l’aliénation ?

Au fil des saisons et dévorée par la passion plutonienne de l’ostentation, la bourgeoisie vert-rouge-jaune (camerounaise) a détourné et transformé le rituel des obsèques en théâtre des vanités, sa phase finale, et le processus décisionnel y conduisant en lice intestine des ego. L’attribution des commissions ad hoc donnent lieu à des empoignades cinématographiques/homériques entre prétendants imbus de leurs positions respectives sur l’échiquier de l’influence et des rapports de force au sein de la famille, sinon de celle dont les un(e)s et les autres jouissent dans la vie professionnelle et faisant autorité. L’intérêt pour ces responsabilités n’est pas que symbolique. Pour les deuils fastes, les dotations en cash des commissions sont consistantes, une fois que les cotisations attendues ont été rassemblées et chaque besoin de ce chantier budgétisé. L’une des plus grosses enveloppes sinon LA, est celle dédiée à la restauration générale et à la cambuse. Bouffe et boisson sont le cœur de ces opérations presque militaires. Les étincelles des joutes souterraines agrémentent toujours ces interminables réunions cousues de redites, prises parfois en otage carrément par des frustrations individuelles trouvant là une opportunité fortuite pour vider leur sac.

Une récente inflexion terminologique permet même désormais de consacrer une fois pour toutes la tournure délirante que prend cette ostentation. Ainsi, le classique faire-part ne dit plus « obsèques » mais « célébration de la vie » du défunt et tout va bien comme ça, l’orgie est justifiée autant que justifiable. Dirais-je que Georges Bataille et sa théorie de la dépense sans contrepartie se trouvent là explicités amplement, par cette enflure produite autour d’une dépouille ? La dimension sacrificielle, spirituelle et néguentropique de cette dispersion se perd dans l’éblouissement érigé en motif de faire. Un dicton de la civilisation des Grassfields à l’ouest du 237 stipule que pendant des obsèques, même les orphelins mangent. Laissant donc en creux entendre que les jours ordinaires, ce n’est pas garanti. Puisqu’on célèbre la vie, il n’y a pas de raison de se priver et à ce titre, la collation au terme de l’inhumation est le moment attendu par l’assistance qui se presse à un « grand deuil », s’étant mise, femmes et hommes, sur son dernier trente et un. Chacun vient là pour en mettre plein la vue aux autres et n’être pas en reste d’exhibition d’un statut social. La langue veut que bombance rime avec flamboyance.

Évènements familiaux pourtant, ces pompeuses célébrations ont le fichu don de déborder sans gêne du périmètre privé et d’accaparer la voie publique, ça dresse des chapiteaux en enfilade, on installe des chaises de plastique en dessous, sudation garantie lorsque le soleil s’en mêle, et des tronçons de rue sont comme cela neutralisés régulièrement dans le polygone urbain, obligeant les automobilistes à des déviations impromptues, pas toujours très commodes. Cette appropriation privative d’une ressource commune sera d’autant plus marquée d’arrogance que le chagrin exposé aux tiers afin que nul n’en ignore à la ronde, concerne des gens du cru, les autochtones… N’est-ce pas cocasse en diable que les natifs/natives des villages absorbés depuis maintenant trois générations par l’urbanisation en cours persistent à s’y croire détenteurs/trices d’un droit de sol fondé dans/par la coutume, alors même que la vie en ville sous tous les aspects relève du droit positif ? Troublante posture que voilà pour effectuer un geste hygiénique et multimillénaire d’évacuation d’une dépouille inerte, en proie à la corruption. Troublante ? Pas seulement ! Presque schizophrénique. L’intégrale de ces crispations vernaculaires et anachronismes poussiéreux, contribue au champ de freinage qui handicape l’essor de la « terre chérie » vert-rouge-jaune vers un horizon plus radieux.

Il n’est absolument pas vain que cette première inhumation express de la saison Covid-19 touche une figure remarquable du microcosme people et hédoniste de la capitale économique. Elle a dû jeter un froid polaire dans le district VIP quelques heures. De quoi enfiler fissa un chaud pull en cashmere. La diligence des musulmans montre pourtant la voie aux ouailles bornées du Crucifié et elles regardent ailleurs. Leur pratique a la légèreté de la lumière et s’accorde plutôt bien avec l’époque. Expédier un enterrement ne veut pas dire qu’on n’a pas d’affection pour cette personne. Auquel cas, les Baka, Pygmées, seraient alors des monstres ignobles, eux qui se contentent d’abattre sur le défunt sa hutte hémisphérique, mengulu, et ils changent de campement : les détritivores de la forêt feront le travail de nettoyage. Ceux/Celles qui sont mort(e)s habitent nos cœurs si nous les avons aimé(e)s et ils/elles ne nous quittent plus d’un pas. La part impalpable de leur être nous accompagne désormais partout, toujours.

Ces séjours prolongés de dépouilles à la morgue, jusqu’à parfois plusieurs mois, parce que la famille éplorée se donne le temps nécessaire pour échafauder des obsèques fastueuses, sont du même calibre d’absurdité monumentale que ces vols de zincs à vide pour juste garder au chaud leur place de stationnement dans les grands hubs aéroportuaires. Le recours à la congélation d’un cadavre devrait rester une procédure exceptionnelle. Doublée de rivalité mimétique, la parade des egos sur ce théâtre mondain attend son cinéaste pour montrer au monde de quelles splendeurs et vanités se gargarise certaine Afrique enfoncée jusqu’aux yeux dans le matérialisme et la singerie de l’Occident. Le coup de boule que le Covid-19 donne dans l’habitus invite au sursaut collectif de ce côté du monde. La logique de la quantité est éculée et doit faire place à la logique de la qualité. Si ce shift nécessaire n’est pas négociable, il ne se passera toutefois pas comme on retourne la carte gagnante sur une table de jeu à Las Vegas avec un grand sourire, avant de rafler les jetons empilés de la mise et fuser vers la caisse pour les échanger contre du cash.

Marcher vers soi en cette vie somme toute brève, vaut toujours mieux qu’à côté de ses pompes pour être dans la caravane des mascottes. Le prix à payer pour ce choix radical peut certes s’avérer élevé. Mais c’est où « vers soi » ? Comment on y va ? Cette crise sanitaire, transversale, invite les Africains à descendre du tapis roulant des routines locales et globales pour enrayer le manège cruel du Lucre. La sphère faustienne des tireurs de ficelles du Détriment fignole déjà l’Après dans des concertations ultraconfidentielles. Les termes de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, du futile et de l’utile, sortiront remaniés de cette Krisis salutaire. Même si elle ne sonne pas encore la mort du capitalisme, des brèches propices s’ouvrent dans le mur et ce sera déjà ça de pris.

Lionel Manga

Écrivain, critique d'art et chroniqueur. Douala, Cameroun

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