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La vie dans le rêve du Coronavirus

La vie dans le rêve du Coronavirus

C’est par un acte d’État que je suis entré dans le rêve du coronavirus. En effet, le 18 mars 2020, j’ai été nommé, avec d’autres,  membre du Comité scientifique gabonais, dirigé par une brillante et dynamique biologiste, Marielle Bouyou Akothe, secondée par Edgar Ngoungou, épidémiologiste. La mission assignée à ce comité  est de « faire toutes diligences intellectuelles, doctrinaires, scientifiques et techniques relatives à l’épidémie à coronavirus ». Nous sommes donc entrés dans le rêve d’une séquence de cauchemar (selon l’expression de mon ami Yan Breuleux), par la force d’un acte du monstre froid qu’est l’État, comme d’autres personnes au Gabon et de par le monde, sont entrées dans ce rêve par des actes signés du même monstre.

Le confinement créant  des villes mortes ou fantômes; les milliers de morts actés en Chine, en Italie, en Espagne, aux États-Unis, en Corée, en France et ailleurs par l’État sont les faits les plus marquants de cette vie créée par la séquence d’un cauchemar et ratifiée par le monstre froid : un monstre qui, partout, exécute, froidement, la volonté d’un virus, un « être » pourtant sans volonté ni conscience, que l’on dit sans vie si ce n’est qu’il vit de celle dont il est l’hôte, à savoir la vie des humains. Un vampire donc. Nous vivons donc aujourd’hui dans l’espace onirique créé par le Coronavirus, sa maladie, le Covid-19 ; l’État, le monstre froid. Mais il y a un autre « sujet », un autre « être » thaumaturge qui rêve, qui partage le rêve du virus et que nous allons découvrir dans la suite de ce texte.

Commençons donc par nous intéresser à la manière dont le Coronavirus, séquence de cauchemar, avons-nous dit, fait de son rêve auquel il se confond, l’espace onirique de vie dans lequel se trouve aujourd’hui confiné le monde entier.

C’est en effet comme rêve, fût-il une séquence de cauchemar, que le Coronavirus a créé le monde dans lequel vit l’humanité de nos jours et que l’on nous annonce  ne plus jamais être  le même que celui dans lequel nous avons vécu jusqu’avant son avènement en décembre 2019 en Chine. Car selon Freud, le rêve travaille, et ce travail est un travail d’élaboration qui se fait sans la volonté ni la conscience  du sujet rêvant. Ce travail d’élaboration du rêve produit le cauchemar qui est « une réalisation non voilée d’un désir, mais d’un désir qui, loin d’être le bienvenu, est un désir refoulé, repoussé[2] ». Avec le coronavirus en tant que séquence d’un cauchemar, nous avons affaire à un « désir refoulé » qui a créé son monde que nous habitons aujourd’hui.

 En fait, il a créé ce monde à la manière dont un écrivain ou un poète crée son univers qui devient le lieu de vie de ses personnages. Les confinés et tous ceux dont le devenir est le passé des habitants de Wuhan en Chine, foyer originaire de la pandémie, peuvent se rendre compte de ce qu’ils sont aujourd’hui des personnages vivants créés par le rêve du Coronavirus ; rêve dans lequel ils vivent, non seulement en regardant, depuis leurs fenêtres et leurs balcons d’immeubles européens, américains, chinois ou d’ailleurs dans lesquels ils sont confinés, par ceci qu’ils vivent en live, comme on dit, le spectacle des grandes avenues, des places et des rues désertées par les humains. Mais ils le vivent également en regardant  les images des écrans de leurs smartphones et de leurs télévisions qui se présentent à eux comme dans un rêve éveillé créé par le virus. Cette réalité créée par le Coronavirus comme séquence d’un cauchemar, s’impose ainsi objectivement comme le lieu de vie des humains. C’est ainsi que le monde entier vit aujourd’hui dans l’espace onirique créé par le rêve d’un virus.

Cet espace est à n’en pas douté un cauchemar et celui-ci se vit comme une dystopie réalisée. En effet, la dystopie, que l’on définit d’ordinaire comme un lieu du malheur, est une création littéraire qui partage avec l’utopie, une autre création littéraire, d’être des lieux de « nulle part ». Or, avec la Coronavirus-dystopie, les paysages dystopiques visibles sur les écrans du cinéma ou de télévisions sont les mêmes qui sont visibles sur les mêmes écrans mais avec cette particularité que les lieux qui rappellent ceux des dystopies et qui font peur  pendant le spectacle sont ceux dans lesquels vivent aujourd’hui  les sujets réels créés par le travail d’élaboration du rêve du Coronavirus. Ce qui fait que les terribles maladies qui déciment les populations dans ces créations littéraires transformées en films sont  aujourd’hui récapitulées dans la Covid-19.  

Allons plus avant pour que la manière dont le rêve du Coronavirus crée son monde dans lequel nous vivons est semblable à celle dont le rêve du système colonial créa l’espace dystopique de la colonisation qui transforma des êtres humains  en  non-sujets ou en sujets mineurs. En effet, le « sujet moderne », agent de la colonisation, fut « le bourgeois blanc et masculin[3] » et celui-ci se constitua comme tel par un refoulement qui s’opéra hors de lui-même et qui le définit comme un être partiel. Anselm Jappe le dit: « Ce n’est que l’homme blanc occidental qui est un sujet moderne, au sens plein du terme. Il s’agit d’un individu existant essentiellement comme porteur de  sa force de travail et réussissant à y subordonner toute autre considération à commencer par celles qui ont rapport avec son corps. Tout ce qui ne rentre pas dans ce schéma est refoulé hors du sujet[4] et attribué à d’autres. Par conséquent ces derniers ne sont pas considérés comme des sujets – en tout cas pas dans le sens plein du terme-, car les qualités qui leur sont attribuées sont incompatibles avec le statut de sujet. Ces sujets mineurs, ou non-sujets, ont été historiquement en premier lieu les femmes et les populations non blanches. »[5] 

Le refoulé est constitutif de la part nocturne du sujet ordinaire; sa part qui surgit la nuit, dans les rêves, transformée par le travail d’élaboration du rêve. Chez le sujet moderne, le bourgeois blanc masculin colonial, cette part fut refoulée hors de lui, et donc ce fut à son extérieur qu’elle se retrouva. En d’autres termes, son inconscient  s’objectifia, se matérialisa, s’incarna et son rêve fut un rêve éveillé, qui fut vécu en plein jour. Il s’objectifia  dans la marchandise, il se matérialisa dans l’Argent, il s’incarna dans le non-sujet qu’il créa : le colonisé ou le « nègre », et ce  monde fut pour le sujet colonial, mais aussi pour le non-sujet colonisé, un rêve éveillé. Tel est le modèle, le paradigme, du monde créé en ce début du XXIème siècle par le travail d’élaboration du rêve du coronavirus, expression de son refoulement hors de lui. En effet, « être » sans volonté ni conscience, réductible à une séquence du cauchemar universel, il ne saurait avoir de refoulement qui surgit comme désir que hors de lui, dans ce monde qu’il crée.

Or, il existe un autre être thaumaturgique, que j’ai annoncé plus haut, fonctionnant à la manière du coronavirus en tant que séquence d’un cauchemar, mais aussi à la manière du « sujet moderne bourgeois blanc et masculin » qui créa (ou dont le rêve créa le non-sujet ou le sujet mineur colonisé) la colonie : il s’agit de l’Argent, que j’écris avec un A majuscule pour marquer sa dimension ontologique. En effet, le monde mis en folie et menacé de disparition aujourd’hui par le coronavirus est constitutif du sujet dans lequel son refoulement hors de lui c’est matérialisé  dans l’Argent – au point de voir dans tout être humain susceptible de l’enrichir une « matière première » à exploiter, un objet à assujettir. Le non-sujet, sa part diurne et nocturne, l’Autre non blanc bourgeois masculin, image visuelle de son rêve éveillé, relève de cette logique qui fait du corps de ce non-sujet,  l’incarnation du refoulé du sujet,  autrement dit, le corps du Noir ou de la Noire; son corps que le sujet ne peut et ne veut reconnaitre comme tel, mais qui apparait, transformé, dans ses rêves, y compris dans ses cauchemars à l’état de veille et matérialisé dans l’Argent. Ceci explique non seulement la fameuse attraction/répulsion du rapport du sujet bourgeois blanc et masculin avec le non-sujet ou sujet mineur, le Noir, sa création onirique avec lequel il entretient des « rapports ambigus », mais aussi l’idée que j’avance  ici selon laquelle les Noir(e)s vivent dans le rêve d’Autrui, qui est le rêve du sujet moderne, matérialisé dans l’Argent.

La preuve, s’il en est, que le corps du Noir ou de la Noire est le corps du sujet blanc bourgeois refoulé hors de lui, avec le lequel il entretient des relations ambiguës d’attraction/répulsion nous est donnée par le fait que ce corps unique est de nos jours soumis à l’activité d’un virus mortifère et aveugle dont le non-être et l’absence de volonté se traduisent  par les actes d’État, monstre froid universel dont la puissance dépend de celle d’un vampire, le Capital, selon Marx, c’est-à-dire l’Argent. Ainsi travaille au confinement des morts et des vivants, des sujets et des non-sujets, des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes, des Noir(e )s et des Blanch(e)s, bref,  ainsi travaille le rêve unique du coronavirus acté par le monstre froid dont la puissance est déterminé par un vampire : le Capital. Telle est notre vie aujourd’hui confinée dans le rêve du coronavirus et exposée à la Covid-Dystopie et tel le cadre dans lequel nous devons saisir le sen profond des discours et des contre-discours qui circulent aujourd’hui dans l’espace virtuel des médias ; discours au nombre desquels il faut compter les mots de Jean-Paul Mira et de Camile Locht à la chaine de télévision française LCI. Voici ces mots qui ont créé la polémique. Je commence par ceux de Jean-Paul Mira :  « Si je peux être provocateur est-ce qu’on ne devrait pas faire cette étude en Afrique, où il n’y a pas de masques, pas de traitements, pas de réanimation, un peu comme c’est fait d’ailleurs sur certaines étude avec le sida, ou chez les prostituées : on essaie des choses parce qu’on sait qu’elles sont hautement exposées. Qu’est-ce que vous en pensez ? » Et voici ceux de Camille Locht, Directeur de recherche à l’Inserm à Lille à qui la question de Mira est adressée : « Vous avez raison d’ailleurs. On est en train de réfléchir en parallèle à une étude en Afrique avec le même type d’approche, ça n’empêche pas qu’on puisse réfléchir en parallèle à une étude en Europe et Australie »[6] Ces deux discours ont généré des  contre-discours. Dans mon prochain texte, j’analyserai discours et contre-discours dans la perspective de la vie dans le rêve du coronavirus que je viens de définir.

[1] Les autres membres du Comité scientifique sont Jean-Bruno Boguikouma, professeur de pneumologie; Jean Marcel Mandji Lawson, professeur, spécialiste de la réanimation; Leonel Gaudong Mbethe, professeur interniste, le docteur Aboubacar Inoua, représentant l’agence locale de l’OMS; le docteur Médard Ntoung Mve, médecin Santé Publique.

[2] Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 260.

[3] Anselm Jappe, La société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, Paris, La découverte, 2017, p. 47.

[4] Souligné par moi, JT

[5] Anselm Jappe, La société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, Paris, La découverte, 2017, p. 46.

[6] Les deux auteurs de ces propos ont présenté leurs excuses.

Joseph Tonda

Professeur de sociologie et d'anthropologie, écrivain - Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Département de Sociologie, FLSH, Université Omar Bongo, Libreville, Gabon

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