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La vie dans le rêve du Coronavirus (suite et fin… provisoire)

La vie dans le rêve du Coronavirus (suite et fin… provisoire)

Comme dans tous les rêves, la vie des êtres humains dans le rêve du coronavirus, qui est un cauchemar, (le coronavirus est un cauchemar, et donc un mauvais rêve) est une vie partagée avec les morts qui bientôt se chiffreront à une centaine de milliers, et ce sera un seuil psychologique qui aura été franchi. L’on sait que chaque franchissement de seuil, est un moment d’éblouissements, et que les éblouissements ont pour caractéristiques de troubler la vue, de plonger dans le noir ou dans le flou, et de faire voir le monde autrement qu’il n’est[1]. La publicité commerciale l’a si bien compris qu’il lui est coutumier d’afficher des prix indiquant clairement que le franchissement d’un seuil peut faire baisser ou stagner les ventes en provocant la révolte ou la résistance des clients. Afficher un prix de 9,99 euros évite de franchir le seuil psychologique de 10 euros. Car les seuils franchis impliquent des basculements de mondes qui produisent des effets de résistance ou de jouissance, de révolte ou de satisfaction, d’angoisse ou de ravissement, de saisissement/dessaisissement, de peur panique ou de d’euphorie collective, etc.

C’est ainsi qu’à plus de 100.000 morts, le monde a franchi un seuil psychologique qui prouve que l’affaire du coronavirus est une affaire psychique. Cependant, ce seuil une fois franchi, il ne sera point question de fin du cauchemar -coronavirus, comme s’il s’agissait d’un cauchemar ordinaire dont on sortirait en hurlant d’effroi, le corps inondé de sueur et les yeux emplis de larmes, avec le sentiment d’avoir échappé à un étouffement mortel qui n’était que l’effet d’une hallucination : la violence de l’imaginaire onirique donc. En réalité, les cent mille morts ne permettront pas de retrouver la quiétude de l’état de veille correspondant au jour d’avant[2]. Bien au contraire, la distribution géographique et le matraquage médiatique des morts de la pandémie nous montrent chaque jour des disparités de sa manifestation qui insiste.

Si la Chine qui fut sans que les autres pays du monde le sachent (ou refusaient de le savoir), leur futur impensé ou craint  est aujourd’hui  réveillé de son cauchemar, le futur de mort qu’il symbolisait hier s’est transformé en futur de vie,  du fait de sa maîtrise de la situation de la crise sanitaire ;  tandis que sur le plan des statistiques macabres, l’Afrique figure ce futur espéré pour les  pays lourdement affectés par le Covid-19, bien que la pandémie n’ait pas encore  atteint son pic  sur le « continent noir ». Les chiffres africains actuels ne renseignent en fait qu’une situation en évolution qui est le passé de la Chine et de certains pays européens où l’on constate maintenant des mouvements de stabilisation ou de régression des cas admis en réanimation et du nombre des morts. Mais les chiffres africains ne correspondent pas à la situation actuelle du pays de Mao et l’on espère que le continent africain n’atteindra pas les niveaux catastrophiques atteints par ce pays, capable de construire plusieurs hôpitaux en moins d’une quinzaine de jours.

Or, si le passé d’un malheur fait respirer de soulagement les populations qu’il a affectées et qui sont malgré tout dans le deuil des êtres chers perdus, le futur que l’on annonce du malheur africain est celui des vivants qui n’y seront plus, puisqu’ils seront les morts. Les prophéties de malheur qui pleuvent sur le « continent noir », (pré)disent que les morts de demain sont parmi les vivants d’aujourd’hui et ils sont dans les maisons, dans les familles, dans les quartiers, dans les villes confinées ou en cours de confinement. Ce sont donc des fantômes à l’envers; ils sont des images des fantômes à venir ou en devenir. C’est cette vie concrète, actuelle, avec les morts dans les villes qui est la caractéristique du rêve du coronavirus et les projections statistiques ont pour fonction de nous montrer sur des tableaux, la figuration de cette vie avec les morts. En effet, si sur un ensemble de x cas, les décès projetés sont de 2 pour cent, le tableau statistique nous montre les morts qui sont encore vivants parmi les vivants et que personne ne souhaite voir dans sa famille, dans sa maison, dans son entreprise, dans son hôpital, parmi ses collègues ou même parmi les malades. Certes, il y a le cas des salauds, des frustrés, des envieux, des jaloux, des incapables, des faibles qui veulent voir disparaitre leurs adversaires, leurs rivaux, leurs concurrents qui leur font de l’ombre, comme on dit. Ils veulent les voir mourir sous les horribles souffrances de l’étouffement de la Covid-19 dont il faudrait également tenir compte.

C’est pour cela que je dis que la vie des êtres humains dans le rêve du coronavirus, est une vie partagée avec les morts projetés, et qu’il s’agit d’une vie psychique (on projette dans la pensée) traduite par les effets de franchissement des seuils psychologiques et par les projections statistiques. 

Maintenant si nous envisageons le problème du côté des représentations africaines en cours et qui sont des interprétations du malheur matérialisé par les morts du Covid-19, il y en a qui indiquent l’idée d’une action ordalique de l’« activité » du coronavirus. Autrement dit, selon ces représentations, la justice désirée jusqu’ici en vain par les peuples souffrant des inégalités et des injustices administrées par leurs États voyous et les clans indéfiniment au pouvoir, est aujourd’hui assurée par cette « maladie des riches », « maladie des gens d’argent », ceux-là qui voyagent dans des avions qui vont en Europe, en Asie, et s’agissant de ce dernier continent, il s’agit des avions qui vont précisément en Chine, foyer originaire de la pandémie. Ces gens d’argent font des voyages d’affaires, comme les font les commerçants ouest-africains de Libreville, de Brazzaville, de Kinshasa, de Yaoundé, etc. Mais ces gens d’argent sont aussi des gens de pouvoir qui font des missions d’État pour ce qui concerne les cadres moyens et supérieurs des administrations publiques.

Une formule que j’ai entendue plusieurs fois à Libreville énonce que la Covid-19 est une maladie du froid : le froid des gens qui habitent des maisons climatisées, vont au travail dans des voitures climatisées, travaillent dans des bureaux climatisés et bien sûr, font des voyages dans les pays froids en empruntant des avions climatisés. Ce sont les mêmes, raconte-t-on au Gabon, qui ont été soupçonnés d’enlèvements d’enfants qu’ils sacrifieraient sur l’autel des esprits ou des dieux vaudou pour leur maintien, leur promotion ou leur entrée dans les sphères du pouvoir censées être contrôlées par les « fraters » des loges maçonniques ou rosicruciennes ou par des magiciens du vaudou béninois. Il s’agit-là, on l’aura reconnu, d’une expression gabonaise des fameuses « théories complotistes » qui vont de pair avec ce critère de la « persécution » dégagé par Marc Augé et qui ferait partie des trois critères du paganisme : l’immanence du divin à l’humain, le critère de la persécution et celui de l’historisation de tout cet ensemble dans lequel la maladie, la naissance  et la mort sont des événements élémentaires qui sont des « événements biologiques individuels dont l’interprétation cultuelle est immédiatement sociale[3] ». C’est dans le cadre général de ces théories du « paganisme » qu’il faut comprendre le fait que des gens qu’en exterminant ou affectant les gens d’argent et de pouvoir, la Covid-19 condamnerait ainsi des abonnés à l’impunité qui partout sévissent dans les États voyous. Ce qui amène à attribuer au coronavirus un pouvoir ordalique de justicier « naturel ».

Cette idée d’une maladie ordalique ou justicière est parfois implicite dans les discours, mais elle porte sur la nécessité d’une justice qui restituerait l’équilibre par des « forces de la nature ». Dans l’imaginaire social gabonais en effet, l’ordalie est représentée par le Mwiri, le Nyembé, le Ndjobi et d’autres puissances de l’invisible qui sont chargées de faire justice. L’ordalie au Gabon n’a rien à voir avec le « jugement d’un Dieu transcendant, omniprésent et omnipotent » comme l’atteste l’expression des langues gabonaises « taper le Mwiri » que l’on traduit par « taper le diable ». « Taper le diable » signifie mettre en mouvement des « forces de la nature » (bien que ce mot de nature soit des plus incertains, ou des plus vagues dans les langues d’Afrique centrale…) censées réagir sans possibilité de se tromper, pour réparer une injustice… Bien sûr une notion comme celle d’« injustice » qui est de l’ordre moral qui n’est pas celui des « forces de la nature » ne doit se comprendre ici que du point de vue de l’interprétation sociale. C’est dans ce sens que je parle de l’ordre ordalique du Covid-19, « être » sans cerveau, sans volonté, sans intelligence, aveugle et qui « circule » en « empruntant » les nœuds et des canaux des manières de vivre ou des modes de vie humains qui, précisément, sont des marqueurs des inégalités et des injustices de classe. Tout ça paraît relever des usages primitivistes de la raison ; l’ordalie étant le passé lointain de la civilisation qui, depuis des siècles, a été remplacée par le droit des nations modernes. La France la première. 

Mais voici que ce lundi 13 avril, je lis ce qui suit dans une publication partagée sur Facebook par Jean-Loup Amselle et qui est écrite par un certain Theo, le 11 avril 2020 : « Dans ce pays [La France], il y a beaucoup trop de retraités dû (sic)à un système bien trop généreux. Le Covid-19 contribue à rééquilibrer la pyramide des âges en faveur des actifs ». Comme on peut le remarquer, il y a derrière cette fonction de rééquilibrage de la pyramide des âges l’idée d’une « justice » d’ordre ordalique qui serait assurée par la Covid-19. Cette maladie viendrait ainsi se dresser contre et pour le redresser « un système bien trop généreux » français fonctionnant suivant le principe d’un pouvoir décrit par Michel Foucault sous le nom de biopouvoir fonctionnant selon la formule suivante : « faire vivre et laisser mourir ». Voici ce qu’écrit cet auteur à propos du biopouvoir : « On pourrait dire qu’au vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre s’est substitué un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort[4]. » Le pouvoir de « faire vivre ou de rejeter dans la mort », est précisément celui que cet auteur appelle le « bio-pouvoir ».

Il y aurait plusieurs remarques à faire sur les rapports de ce pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort, avec le « pouvoir ordalique » ; mais je me contenterai de retenir ici le fait que dans l’implicite du discours de Theo, ou dans son inconscient, le Covid-19 est une maladie ordalique qui viendrait rééquilibrer la pyramide des âges et qui agirait ainsi pour effacer une « injustice » instituée par un « système bien trop généreux ».

Tout se passerait donc comme s’il y avait une intentionnalité « naturelle » dont serait dotée le coronavirus, consistant à produire dans le corps d’une population superflue ou devenue inutile pour le capitalisme, celle des retraités notamment, une maladie, le Covid-19, afin de les éliminer et ainsi restaurer l’équilibre « naturel » des âges là où un « système trop généreux » mis en place par la volonté des hommes et des femmes, a généré un déséquilibre. L’ordre naturel contre la volonté humaine donc.

Allons plus loin pour constater qu’il y aurait ainsi non seulement un schéma de pensée ordalique inconscient (un schème) en mouvement dans du Covid-19, mais aussi, une intentionnalité de type darwinien que certains commentaires de la pensée de Theo qualifient de génocidaire. Ce qui, dans la perspective que je suggère ici, rappelle une fois encore que le Covid-19 est une maladie psychique, un mal justicier, mais aussi une pathologie intellectuelle qui produit des interprétations, mais aussi, aime les chiffres et adore les projections : toutes les projections, celles des statisticiens, mais aussi celles qui la conjurent dans la dénégation et qui paraissent les plus absurdes.

Cependant, en l’ontologisant[5] comme une pathologie intellectuelle qui aime ou qui adore les chiffres, je veux aller plus loin que ne le font les darwiniens « génocidaires », les « complotistes[6] » profanes et savants qui parlent le « langage de la vie réelle » en instituant le coronavirus comme un « être » qui « fait » la « guerre » aux humains à titre d’« ennemi invisible ». Mon ontologisation du coronavirus est heuristique : elle postule que le coronavirus et le Covid-19 rêvent. En posant ainsi, je franchis le seuil que n’osent pas franchir les discours politiques, populaires et savants qui reprennent sans se lasser le langage de la vie réelle (le langage du sens commun) mais je le fais pour montrer ce que ces discours obscurcissent et ne permettent pas de voir.  Je transgresse la limite et la limitation de la pensée scientifique prise sans le savoir dans les schémas de pensée de l’animisme, pour dire que le coronavirus ne fait pas que « circuler », ne fait pas que « tuer », ne « sait » pas que « faire la guerre », ne « sait » pas qu’« être » un « ennemi invisible » ou comme dans la perspective ordalique, ne fait pas que “rendre”, ou « faire », justice, ou rappeler aux humains qu’ils ne sont rien, etc. : bref, je vais plus loin que tout cela, en disant que le coronavirus rêve, pour montrer ce qui caractérise ce que j’appelle l’Afrodystopie. En effet, il importe de souligner que si le coronavirus rêve, aime, adore les projections mathématiques et les algorithmes, c’est précisément parce qu’il est une utopie réalisée qui, s’agissant de l’Afrique, je l’appelle l’Afrodystopie (avec A majuscule).

La question qui se pose est dans cette perspective est de savoir pourquoi, s’agissant de l’Afrique, une utopie réalisée doit-elle se transformer en une dystopie (Afrodystopie) ? Je rappelle que l’utopie signifie littéralement le « lieu du bonheur », et la dystopie, le « lieu du malheur ». Pourquoi alors un lieu du bonheur doit-il se transformer en lieu du malheur en Afrique? La réponse, on la devine, est dans les « logiques » du rêve du coronavirus. En effet, les rêves, il y en a plein qui sont absurdes, Freud l’a dit. Mais cette absurdité est pour le profane, car le spécialiste qui sait interpréter les symboles, retrouve de l’ordre dans le chaos onirique. Et l’ordre le plus pur est dans la poésie des mathématiques, dans la régularité des chiffres et des algorithmes.

 C’est à ce titre que la Covid-19 est la forme paradigmatique de l’utopie, car ce qui caractérise celle-ci, comme l’enseigne François Laplantine est « la clarté logique de l’ordre ou plutôt de l’organisation établie, dans l’évidence close et béate des nombres, de l’équation et de la prévention[7] ». Cette « clarté logique de l’ordre », cette « évidence close et béate des nombres », cette « équation » et cette « prévention » qui caractérisent l’utopie ne sont ni africaines, ni européennes, ni américaines, ni asiatiques ; elles englobent le monde entier. Or, au moment où j’écris ces lignes les morts actés par l’universelle raison d’État qui fait le tri et en « oublie » de faire compter[8] d’autres à la conscience des citoyens des républiques et des sujets de leurs majestés les rois, les reines et les princes, a laissé hors de ses comptes ceux précipités dans l’abime par l’étouffement viral dans les maisons de vieux, de vieilles et de pauvres.

Néanmoins, malgré l’existence méconnue de ces laissés-pour-compte, la comptabilité coronavirale manifeste des régularités, ne seraient-ce que celles que présentent les représentants de l’État à la télévision. Tous les jours, ils viennent égrener les mesures prises sous recommandations des Conseils scientifiques, faisant de ceux-ci des ensembles de cerveaux institués par la raison d’État pour scruter les « mouvements », les « ruses », les « avancées », les « replis », les « stratégies », les « tactiques », etc., de l’« ennemi invisible ». La guerre sera gagnée ou perdue en fonction de la perspicacité de ces “états-majors” et de leurs généraux. Une lourde responsabilité historique qui ne tient pas compte des jeux de pouvoir et d’intérêt qui peuvent avoir entre cet état-major et d’autres…

Cependant, qu’il s’agisse des morts non comptabilisés, comme de ceux et celles qui sont comptabilisé(e)s, ils/elles « alimentent » les « régularités » des tableaux statistiques soit par leur absence (ceux ou celles qui ne sont pas compté(e)s) soit par leur présence mais les régularités qu’ils/qu’elles dessinent par des courbes exponentielles, par exemple, si elles font signe vers l’utopie comme la décrit Laplantine, tombent toujours hors de la conscience et de la volonté du virus. Sans compter que les morts, tous les morts, sont les morts du cauchemar-coronavirus qui est lui-même hors de lui. Telle est l’Afrodystopie: une utopie qui est une dystopie africaine. Elle n’est pas africaine que par ses « applications » sur le terrain africain, sinon, elle est universelle.

En effet, comme j’espère l’avoir suffisamment montré dans les deux premières parties de cette réflexion, il en est de la conscience, de la volonté et du rêve du coronavirus, ce qu’il en est respectivement de la conscience, de la volonté et du rêve de l’État-monstre-froid-sorcier ; de l’Argent-Capital-vampire et – ajoutons le maintenant – des morts : conscience, volonté et rêve hors de ceux-ci en Afrodystopie mais pas seulement. Il en est ainsi également en Eurodystopie et en dystopie américaine ou asiatique. Car ce sont les vivants qui partout (se) donnent, en toute méconnaissance, leur vie et donc leur conscience, leur volonté, leurs rêves, leurs désirs, leurs pensées, leurs intentions, leurs subjectivités aux morts, à l’Argent –cet être “sans caractère” comme le dit Georg Simmel- à l’État, comme ils (se)les donnent à d’autres « abstractions réelles », les dieux en premier, et, aujourd’hui, au coronavirus. Leurs prières, ils les adressent tous à eux-mêmes, mais sans le savoir.

Même dans les pratiques les plus « africaines », il y a de l’universel parce que le rêve du coronavirus est universel. Ainsi, par exemple, s’agissant de l’Afrodystopie, j’ai regardé des vidéos où les humains se contorsionnent, trépignent en vociférant leur désespérante peur du Covid-19 autour du feu ou au bord de la mer, sous couvert d’ordonner au coronavirus de les épargner. Ils s’adressent à eux-mêmes sans le savoir, et cette puissance, terrifiante, formée par l’« abstraction réelle » qu’est le virus, les sociologues l’appellent, par exemple, la « conscience collective », réalité sui generis qui « dispose de la conscience individuelle comme d’une chose » (Durkheim).

Comme la conscience inconsciente ou sans conscience du virus, la conscience collective durkheimienne a partie liée avec l’inconscient freudien (qui serait alors projetée de l’individu à la collectivité) et ces concepts font chorus avec la conception marxienne de la constitution fétichiste de la société. Même Hubert et Mauss, qui parlent des « raisonnements inconscients », s’inscrivent dans cette perspective générale[9]. Voici ce qu’ils écrivent et qui montre que dans le rêve du coronavirus, tout se passe comme en religion et en magie où « l’individu ne raisonne pas ou ses raisonnements sont inconscients. »[10]

Certes, il y a des différences entre la perspective de Durkheim et celle, dynamique, marxienne dans laquelle des contradictions, leurs accumulations et leurs intensifications, permettraient de sortir du fétichisme et donc de la réification de la puissance humaine. Mais ce qui m’intéresse ici est ce fait général de la constitution d’une extériorité qui n’est en fait que l’intériorité humaine projetée et donc aliénée qui exerce sa puissance souveraine sur les humains. S’agissant de l’Afrodystopie, j’ai montré, dans Le Souverain moderne, les composantes en situations respectivement coloniale et  postcoloniale de cette puissance projetée et objectifiée[11]. Mais ce qui est valable pour l’Afrodystopie l’est également pour les autres dystopies car pour moi, ce qui est en jeu dans le rêve de cette extériorité qui se confond au rêve sous la figure de la « Chose » (le virus), est le rêve de l’intériorité humaine qui ne veut et ne peut le savoir. Car le savoir serait pour elle une terrible et affolante conscience de sa limite ; elle a besoin d’espérer et de se projeter hors d’elle-même, ça la rassure, au point qu’une des pathologies générées par ce principe de se projeter est selon moins la paranoïa.  L’autre est la schizophrénie dès lors qu’elle se manifeste en des ordres donnés par une  extériorité intérieure et invisible  au sujet; des ordres qui poussent à faire des choses impensables dans l’ordinaire de la vie psychique non dérangée.

En réalité, le « dérangement » psychique est le principe même de la machine capitaliste productrice d’éblouissements par lesquels des êtres éblouis, aux prises avec des congestions cérébrales[12], ont vu et voient dans d’autres, des représentants de leurs ancêtres préhistoriques qu’il fallait humaniser par la « chicotte », instrument parmi d’autres d’un supplice destiné à la punition de ceux qui osaient résister au travail forcé de la colonisation et de l’économie des plantations. Le dérangement psychique est ainsi ce qui, fondamentalement, a présidé les rapports entre des êtres éblouis, c’est-à-dire précipités hors d’eux-mêmes et de leurs lieux familiers, pendant la traite, l’esclavage, la colonisation et il caractérise encore l’ère néocoloniale ou postcoloniale, et les autres, tous les autres. C’est ce que je me suis efforcé de mette au jour dans L’impérialisme postcolonial.

Or, jusqu’ici, la paranoïa et la schizophrénie sublimées dans le narcissisme et le cynisme de l’ère du capitalisme, n’ont fait que pousser à l’accélération vertigineuse vers la catastrophe dont le Covid-19 est la manifestation prémonitoire : tout, un jour, s’arrêtera, et ce ne sera pas une « extériorité » ou une « abstraction » appelée « climat », « environnement », « écologie », qui en auront décidé ; ce sera le résultat des actes paranoïaques, schizophréniques, narcissiques et cyniques posés par des individus hors d’eux-mêmes, parce qu’ils vivent dans le rêve de l’Argent qui les infantilise en les maintenant dans la pensée magique qui les a toujours mis en mouvement hors d’eux-mêmes.

Et lorsque la catastrophe surviendra, comme un cyclone balayant tout sur son passage, il sera alors trop tard pour s’écrier comme des enfants pris en faute qu’ils sont : « ce n’est pas moi ! » Les écologistes diront c’est la faute aux capitalistes qui les a créés, les Noir(es)s diront c’est la faute aux Blanc(he)s qui les ont créé(e)s ; les anthropologues convertis à la sagesse de ceux dont le rêve de leurs « frères et sœurs de race » a créés comme primitifs, sauvages, noir(e)s, nègres, diront : « nous vous l’avons toujours dit, dans nos écris, dans nos documentaires, dans nos conférences, qu’il existe d’autres natures, d’autres manières de vivre qui ne détruisent pas la nature et ne mettent pas en péril la vie humaine, vous ne nous avez pas écoutés, voilà ce qu’il nous arrive ! »

Le problème de l’Afrodystopie réside dans ce « nous » des ethnologues puisqu’il n’est pas inclusif dans son principe, comme le montrent les « provocations » néo-ethnologiques du couple Sarkozy-Guaino, celles de Macron à Ouagadougou il y a quelques années, celle de Mira, bien sûr, qui s’est fait excuser par l’Inserm ; celles de Trump sur les « pays de merde », etc. S’agissant de ce dernier (Trump), exemplaire agent de fonction de ce qu’on appelle le néolibéralisme, l’autre nom du capitalisme « pur », c’est-à-dire du capitalisme émancipé d’encombrantes considérations morales, l’on voit comment le « nous » non inclusif dont je parle ici est la règle du mouvement d’accélération du capitalisme : le coronavirus tue, nous dit-on, cinq à six fois plus de Noir(e)s que de Blanc(e)s, et pour « désengorger » les morgues, on creuse des fosses communes pour enfouir cette population affectée par des comorbidités multiples générées par la malbouffe des misérables, des laissé-pour-compte historiquement produits comme animaux inférieurs devant paradoxalement servir de « matériel humain ! ». Tiens ! il y donc de l’humain dans ce « matériel » ? Soit dit en passant, je pense que la pensée du cyborg nait de la pensée inconsciente de ce « matériel humain »…

Mais il ne faut pas s’y méprendre, le monde entier vit aujourd’hui dans le rêve de l’Argent, rêve de la Mort qu’actualise le coronavirus. Le jour où les trombes de folie caractéristique de l’orage psychique déferleront, les Noir(e)s américain(e)s comme ceux/celles africain(e)s ne seront pas les seul(e)s à payer de leur vie. Ils/elles payeront comme les autres races (je sais, il ne faut pas dire race, mais je le dis quand-même, puisque la pensée de la race n’a pas disparu) auront travaillé activement ou passivement, par l’entremise de leurs dirigeant(e)s nationaux, de leurs élites mais aussi, il faut le dire, des masses précarisées et abruties par la misère, chantant (en Afrique) les louanges des « Grands » car, tout ce monde, beau ou enlaidi par la misère matérielle, biologique et intellectuelle, est entré dans le rêve de l’Argent-capital qui les transforme, par son travail d’élaboration, comme nous l’avons déjà dit, en sujets de ce rêve dans lequel ils voient le monde à travers les éblouissements générés par son travail. 

Bref, le jour où « ça » arrivera, je veux dire le jour où le « ça » explosera sous la forme d’un orage psychique qui engloutira toutes les consciences dans l’abime de la mort, ce ne sera pas le capitalisme, ni le diable chrétien converti à la sorcellerie africaine ; puisqu’il n’ y aura plus de capitalisme, de christianisme, de sorcellerie, d’islamisme, d’écologisme, de socialisme, de communisme, de racisme, de Blancs ni de Blanches, de Chinois ni de Chinoises, d’Américains ni d’Américaines, bref, il n’y aura plus de couleurs sauf celle de l’orage psychique de l’inconscient que l’on dit noir[13].

Pour moi, cet engloutissement est préfiguré par le confinement coronaviral dont les images de villes mortes sont celles du « capitalisme pur », débarrassé de l’humanité et qui est un phénomène psychique. Cet inconscient du capitalisme pur est historiquement produit ; il n’est pas naturel. Il s’est formé au cours d’une courte période de l’histoire de l’humanité, période où les hommes « blancs bourgeois masculins » (Jappe) ont fait de leur intériorité la colonie de la Chose : l’Argent-capital. Voyez comment celle-ci est aux commandes de la vie psychique des humains dans leurs décisions d’« arrêter la circulation du virus ».

Mais en attendant ce qui semble inéluctable si rien ne change avec le Covid-19, à savoir l’engloutissement du monde dans l’orage psychique qui se prépare dans les cerveaux, essayons de résumer ce que nous disons.

Que le rêve du coronavirus, c’est-à-dire, je le répète, le cauchemar qu’il est et dans lequel vivent les humains aujourd’hui est leur propre rêve devenu étranger à eux-mêmes, comme cette inquiétante étrangeté dont parle Freud[14]. Que ce rêve du coronavirus est la traduction des mauvais rêves des vivants projetés dans cette « Chose » qui en plus de sa particularité d’être un « ennemi invisible », fait la guerre aux hommes et aux femmes par son mouvement cinétique lisible sur les courbes exponentielles des morts de sa maladie : le Covid-19 dont le terrain, le poumon, est le moteur de la respiration, et donc de la vie. Que c’est du fait de ces caractéristiques que depuis l’apparition de la « Chose » sans tête, sans pieds, sans bras, sans yeux, sans oreilles, sans sexe, sans anus (en attendant que les scientifiques me disent qu’elle en a) que j’imagine sans bouche et qui est infiniment innombrable dans son irréductible unité (on parle toujours du coronavirus au singulier même s’il se subodore qu’il aurait plusieurs souches !), les savants s’épuisent en d’interminables palabres que l’on soupçonne sous-tendus par des intérêts matériels, des enjeux de pouvoir et des stratégies géopolitiques. Qu’au-delà de tout ça, ce qui apparaît dans le borborygme subliminal de leurs discours rationnels qui ressemblent parfois à des ratiocinations, est l’insoutenable fragilité humaine devant la nature qui objectivement, en sait (sans le savoir) de loin plus qu’eux sur sa puissance de vie inséparable de sa puissance de mort. Que la nature est son propre secret, comme elle est son propre rêve. Que sa puissance de vie et de mort n’est même pas proportionnelle à la limite des humains, puisque cette dernière est inscrite dans un cluster infinitésimal à l’intérieur de son incommensurable monde, dans le rêve duquel se déploie la vie humaine.

[1] Joseph Tonda, L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, Paris, Karthala, 2015.

[2] Libération, Samedi et 14 et dimanche 15 mars.

[3] Marc Augé, Claudine Herzlich (eds), Le sens du mal. Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie, Paris, Editions des Archives contemporaines, 1984.

[4] Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 181.

[5] Le propos de Theo également ontologise la Covid-19.

[6] Voir sur ce sujet, et s’agissant de l’Afrique, l’interview de Parfait Akana dans Le Monde : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/04/12/en-afrique-cette-crise-renforce-les-intellectuels-qui-versent-dans-la-theorie-du complot_6036395_3212.html?fbclid=IwAR00SBxaRiRsfy5XL3bu6SjCVXFHEoeF1szSqkJeGmC0Y1PEnqyQS0bH71o

[7] François Laplantine, Les trois voix de l’imaginaire, Paris, Editions Universitaires, 1974, p. 179. C’est moi qui souligne.

[8] Ce sont des morts qui ne comptent pas.

[9] Hubert et Mauss, cités par Camille Tarot, De Durkheim à Mauss. L’invention du symbolique. Sociologie et science des religions, Paris, La Découverte et Syros, 1999, p. 562.

[10] Hubert et Mauss, cités par Camille Tarot, De Durkheim à Mauss. L’invention du symbolique. Sociologie et science des religions, Paris, La Découverte et Syros, 1999, p. 562.

[11] Joseph Tonda, Le Souverain moderne. Le corps du pouvoir en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris, Karthala, 2005 (traduction anglaise parue en 2020).

[12] Joseph Tonda, L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, Paris, Karthala, 2015.

[13] Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie. Paris, Minuit, 1972/1973, p. 173: “L’inconscient est noir, dit-on”.

[14] Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche), in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard (coll. “Idées”) ; 1971, pp.163-210.

Joseph Tonda

Professeur de sociologie et d'anthropologie, écrivain - Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Département de Sociologie, FLSH, Université Omar Bongo, Libreville, Gabon. Membre du Comité scientifique sur l'épidémie à coronavirus (Gabon).

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