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L’ENGEANCE DE LA MORSURE

L’ENGEANCE DE LA MORSURE

Les mesures édictées par le gouvernement vert-rouge-jaune (Cameroun) pour parer à la propagation du Covid-19 et circonscrire les ambitions létales de cet insigne Assaillant, ont porté un coup dur à la subsistance journalière des acteurs et des actrices de l’économie non observée. Dans le jargon des parasols de l’endurance, « le dehors est sec » et moult maisonnées ont du mal à joindre les deux bouts. Cette catégorie de compatriotes n’est d’ailleurs pas la seule que cette situation exceptionnelle met aux abois en « terre chérie ». Le domaine ordinaire de l’impécuniosité chronique était déjà vaste. Là, il s’agrandit encore de quelques milliers d’acres en un bref laps de temps. Le ralentissement drastique de la circulation du cash induit par la contraction économique, provoque sur 360° des « maux de poches » d’intensités variées. Or, il y a ces familles plus ou moins nombreuses, à nourrir chaque jour que le soleil obstinément fait, plus souvent élargies que mononucléaires.

Par temps calme, sans virus en croisière sur la planète, les astuces de toute sorte pour joindre les deux bouts tant bien que mal ne manquent pas. Encore que… Mais, comment diantre tenir la distance, comment assumer cette charge domestique et d’autres, lorsque la surface de la débrouillardise se rétrécit comme peau de chagrin ? Casse-tête chinois depuis le 17 Mars dernier. On peut bien aller solliciter une fois ou deux la générosité de tel voisin, embarrasser un parent ou encore un ami, mais pas n fois. Ce d’autant que la gêne financière affecte toutes les composantes de la société non liées à la prédation capitaliste et à la prévarication institutionnelle postcoloniale. Même si certains le sont moins que d’autres… Et surtout, la fierté des solliciteurs finit par pâtir de ces dépannages qui ont le don, à la longue, de pourrir des relations basées au départ sur une estime réciproque, les sollicités s’agaçant dans leur dos d’être pris pour des tirelires commodes. L’élasticité de l’empathie s’amenuise fatalement. C’est dans ce climat de détresse et de délabrement de la cordialité qu’entre en scène un personnage sulfureux : l’usurier. Ou devrais-je ici dire plutôt le maître de la morsure ? Morsure, ainsi est perçu dans la culture juive, l’intérêt perçu pour un prêt d’argent[1].

Le premier que j’ai vu dans ce rôle était « billeteur » dans une entreprise parapublique. Chargé donc à ce titre de la paie mensuelle du personnel en espèces sonnantes et trébuchantes, au Fonds national forestier et piscicole, ancêtre de l’Onadef et ses avatars. Ce pater, très pieux par ailleurs, l’exerçait avec une rigueur et une froideur sauriennes. Cinq francs ne cherchait pas son frère, comme on dit au 237, pour signifier l’âpreté. Agent déjà ancien du Trésor détaché de son administration d’origine pour cette mission, le sieur A. régentait les fins de semaines compliquées des un(e)s et des autres à coup d’avances sur salaire. Il se remboursait en opérant par retenue à la source et prélevait une prime au passage pour sa constante bienveillance. Même petite, mais multipliée par beaucoup d’employés, ça produit chaque mois pas mal d’argent de poche. Loin de son étroit bureau avec vue imprenable sur les étangs poissonneux d’Obili, on lui aurait donné d‘emblée le bon Dieu sans confession, à ce brave homme raide et austère, charpenté comme un assidu pratiquant de la lutte traditionnelle. Il se livrait pourtant sans la moindre vergogne, quoique sur le palier des petites pointures toutefois, à une activité plutonienne réprouvée par les deux saints livres du monothéisme. Le dimanche venu, ce zélé paroissien allait, tout comme ses frères et sœurs en Christ, afficher sa foi à la messe et communier. Pourquoi pas ? Un coup de pressing express pour désencrasser l’âme et elle peut entamer alors, presqu’immaculée (?), une nouvelle semaine de turpitudes sur le dos de son prochain défavorisé et ainsi de suite au calendrier de la routine.

Nonobstant l’épaisse discrétion l’entourant et pour cause, l’usurier est une figure incontournable de la société camerounaise contemporaine. Pratique interlope tolérée, aucune étude digne de ce nom, du moins à ma connaissance, n’a encore été consacrée par les sciences humaines à l’usure sous nos cieux. Personne n’y pense ? Opacité ? Négligence ? Sujet sensible ? Terrain miné ? Conduite dans une perspective croisant métrologie et mésologie, une monographie portant l’ambition de l’ampleur en bandoulière serait pourtant tellement riche d’enseignements. Étant donné que l’argent accède graduellement et inexorablement surtout au statut de médium, il devient à l’instar de l’eau pour les poissons, un milieu inobjectivable et caractéristique de ce que Aldo Haesler appelle « modernité dure »[2], ce nouveau et encore méconnu régime du capitalisme entraîné par les lois monétaires et non plus des lois marchandes, dans lequel l’actuelle civilisation du Détriment serait entrée, selon ce sociologue iconoclaste, depuis le début des années 70.

Les questions à se poser ne manquent certes pas. Quel volume de liquidités brassent sous les radars ces agents financiers clandestins, en marge du système classique des banques auxquelles se sont adjointes les EMF depuis quelques années ? Quel est le ratio femmes/hommes ? Quid du profil des emprunteurs/emprunteuses ? Des pics et des creux ? Du rythme des remboursements ? Des litiges afférents ? Comment interviennent leurs règlements ? Par devant tribunal ? À l’amiable ? Ce sont là autant de lucanes ouvrant sur le fonctionnement intime de la société camerounaise battant pavillon de précarité. Sur tout ce qui passe en règle générale au travers des observations canoniques et qui relève du relationnel, davantage que du substantiel en somme. De quelle politique économique se targuera un gouvernement ne disposant sur l’épargne des ménages que d’une information partielle et biaisée par les méthodes d’enquête ? Avec quel type de matériau, et de quelle teneur en fiabilité, travaillent donc les prévisionnistes du Shrimpland, s’il manque sur leur paillasse de statisticiens un tel champ de données précieuses pour disposer d’une représentation à peu près correcte de la situation économique à toutes les échelles ?

Sur l’origine des fonds initiaux de ce dépannage aux dents longues et acérées, mordant jusqu’à l’os parfois, il n’est pas interdit de risquer ici, à mes risques et périls, une hypothèse générique et ensembliste, pas si implausible toutefois. Les deniers publics régulièrement soustraits par quelques agents de l’État subjuguant des régies financières, les ont vraisemblablement abondés jusqu’à ce que cet apport indélicat ne soit plus nécessaire au fonctionnement du dispositif désormais autonome et enclenché dans un quartier, quelque part. Je pense à la Douane et aux Impôts en particulier, les deux principales administrations collectrices de cash. Il n’y a pas meilleur moyen de dissimuler et de faire de fructifier en même temps à ciel ouvert de l’argent pas net. Si tout le monde verse dans ce gadget, l’impunité est garantie dans le landernau. Les gabelous et leurs homologues du Fisc n’auront pas fait que construire ces demeures cossues de Koweit-Ciy à Bonamoussadi, réputée enclave d’opulence, ou transformé la vie crépusculaire de quelque murène en conte de fée solaire. Ces femmes et ces hommes au devant desquel(le)s la détresse en quête de recours va, sont une sorte de front desk, des masques. Établir dans cette juteuse position sine die une « njomba »[3] larguée au profit d’une nouvelle conquête, en guise de compensation, ça tient bien la route lorsqu’on exonère un gros contribuable de la moitié du redressement fiscal auquel il était promis. Où va donc le solde barboté aux caisses de l’État et se chiffrant toujours en centaines de millions de nos fallacieux francs CFA ?

La prégnance de l’usure présente aussi un aspect anthropologique d’importance. Cette engeance mordante infirme en effet et dans une certaine mesure, très loin d’être négligeable, l’antienne pro domo de la solidarité africaine que j’entends sonner de plus en plus faux et que l’intelligentsia du cru entonne à tout bout de champ. Comme si c’était un apanage des peuples résidant sur cette plaque terrestre et dotés de cet épiderme. Y’a rien de plus spécieux dans la galerie des mythes miteux. Ni de plus essentialiste aussi. Les maîtres et les maîtresses de la morsure sont la preuve que dans le monde du pouvoir d’achat, l’assistance ne va guère de soi, fut-ce en Afrique. Ce cher recours dit mieux que des dissertations savantes à quelle sauce aigre nous sommes mangés, sachant que « détriment », le mot-clef de la caravane du Profit et s’opposant à « réciprocité », vient du latin « detrimentum » qui signifie usure, au sens d’user. Les deux acceptions du mot « usure » entrent ainsi en résonance. Que faut-il dire de plus qui ne le soit là, quant à la démarche foncièrement cannibale et entropique du capitalisme ? Les Africain(e)s ne devraient-ils/elles pas alors comme un seul homme/une seule femme vouloir s’en émanciper fissa ?

[1] Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent, Fayard, 2002.

[2] Hard Modernity, Éditions Matériologiques, 2018

[3] Maîtresse en langue locale.

Lionel Manga

Écrivain, critique d'art et chroniqueur. Douala, Cameroun

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