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Seuils

Seuils

Nous allions et nous venions, nous entrions et nous sortions, nous passions d’un lieu à l’autre comme ça, sans transition, en les enfilant comme des perles sur un fil, indistinctement. D’une pharmacie à une boulangerie, d’une petite boutique à une autre petite boutique, d’une station de la mise-en-bière nationale au réduit d’un huissier de justice, d’un bureau à un bar-lounge. Sans prêter attention au franchissement de frontières invisibles. Comme si c’était une seule surface présentant les mêmes propriétés en tout point, isotrope. Jusqu’à nouvel avis et tant que sévira la virulence létale du Covid-19, cette fluidité/fiction est suspendue par les précautions préconisées pour freiner sa propagation au sein d’une population tellement prompte à la promiscuité. Elle se « heurte » de plus en plus aux seuils désormais, mais pas que. Puisque les mesures prophylactiques ont remis au goût du jour la partition entre « dedans » et « dehors ». Ce qui ne va pas sans cristalliser des frustrations/tensions sourdes et susciter des étincelles lorsque les ego s’emportent.

Liée à la déflagration de l’ajustement structurel et ses conséquences désastreuses, systémiques, sur les conditions d’existence, la recrudescence de l’insécurité au mitan des années 80 a boosté une activité jusque-là marginale encore dans le paysage vert-rouge-jaune : le gardiennage. Du jour au lendemain, des sociétés affichant cette raison sociale se sont ruées dans ce nouveau créneau s’annonçant porteur. Dont certaines ne furent pas loin alors de constituer de quasi-milices et d’inquiéter dans un contexte politique volatil. Pour une myriade de chômeurs sans autres qualifications qu’un certificat de fin d’études primaires plus des muscles, ce fut une opportunité de retrouver un modeste gagne-pain sans passer par une recommandation de quelqu’un d’en haut et il n’y en avait pas beaucoup de cette eau. Plus filtres que cerbères, les vigiles se sont longtemps distingués les uns des autres par leurs uniformes, chaque société ayant le sien. Jusqu’à ce qu’une disposition homogénéisante du ministère de l’administration territoriale dont relèvent les sociétés de gardiennage, impose pour toutes un jaune criard au possible. S’il ne passe pas inaperçu, ce n’est pas pour autant que les vigiles sont visibles.

D’ordinaire, les gens qui vont et viennent, entrent et sortent, franchissant des seuils, ne prêtent pas attention plus que ça aux vigiles. Sauf d’avoir à interagir avec lui/ell(e)s/eux, lorsque les consignes prescrivent de retenir à l’entrée un document officiel d’identification. Ou si se produit un incident. Ces sentinelles font autant partie du décor que les chaises et les tables de mon mouillage, présences sans qualités. Là comme ailleurs, un dispositif invite à se laver les mains au passage : est posé sur un tabouret avec du savon à côté et de l’eau dedans, un seau de peinture recyclé et muni d’un robinet. Comme quoi sous la pression des circonstances, de la nécessité, l’une des modalités du carré cher à Michel Serres, l’ingéniosité a bricolé une fontaine Covid-19. Encore faut-il que l’inattention propre à la routine s’aperçoive de ce changement. Arrivant la semaine dernière pour acheter le pain de mon casse-croûte quotidien, à « charger » avec du foie de volaille locale, je ne la remarquai pas et me suis fait reprendre dare-dare par le vigile de service assis à proximité et taillant une bavette animée avec son collègue de la terrasse, en gardant un œil zélé sur le seuil de la boulangerie.

Ai-je trouvé l’interpellation de ce « jaune » un tantinet cavalière ? Je ne le jurerais pas. Ni non plus qu’elle respectait les règles élémentaires de la courtoisie. Courtoisie ? On pourrait m’objecter que c’est là bien trop en demander, ou attendre d’un vigile au 237 (Cameroun). Mais bon, y’avait pas de quoi pour moi déclencher dans un minuscule dé à coudre, un barouf de force 5 sur l’échelle de l’ego, toutefois. Je suis bien placé pour savoir qu’en « terre chérie » vert-rouge-jaune, le désir de revanche qui habite à bas bruit les invisibles, sait tirer parti des situations exceptionnelles, lorsqu’elles viennent à les mettre en première ligne, pour prendre l’avantage sur le dédain chronique et lui faire mordre sans recul, ni délai, la poussière. Non sans cette intense délectation d’avoir le dessus et les termes de l’espace-temps modifié pour lui. C’était le 2 Avril et un arrêté du Gouverneur de la région stipulait une interdiction de consommation on-the-spot dans les débits de boissons, les stations-service, les établissements commerciaux et autres lieux aménagés à cet effet. Il y avait comme du blues dans l’air. Pour combien de temps était-ce parti comme ça ?

Immergé dans cette atmosphère particulière de dernière fois avant peut-être longtemps, mordant à pleines dents dans mon « pain chargé », la polaire Guinness XXL avait une saveur singulière. Elle reste plus longtemps au réfrigérateur maintenant, fréquentation en chute libre oblige, et c’est tant mieux ainsi. La boire pas glacée comme certaine(s) est une hérésie subtropicale. Savent-ils/elles seulement à côté de quelle rare suavité elle passe ainsi ? J’en doute mais comme dit l’autre, des goûts et des couleurs, on ne discute pas. Naguère à la bière blonde je fus abonné, jusqu’à ce que l’Irlandaise me séduise. Ayant pris place non loin du seuil avec mon casse-croûte, j’observe le manège. Parce qu’un autre nom possible du Cameroun, à côté de tous ceux dont les mauvaises langues l’affublent déjà, Gomboland, Shrimpland et j’en passe, serait Egoland. Tant les Moi boursouflés se livrent sur tous les paliers de la société un duel féroce pour occuper la scène mondaine du narcissisme dans lequel cette engeance bruyante se vautre d’une aube à l’autre sans vergogne. Mon pas fou petit doigt me susurre que la prophylaxie va provoquer des étincelles avant longtemps

Arrive alors un individu trapu, pansu et chauve. Tout pour plaire. Il s’est extrait d’une Mercedes d’un autre âge que les modèles actuels et dont l’état dit que sa bosse elle a roulé des centaines de milliers de kilomètres avant d’échouer au pays de Manu Dibango. Son carrosse de énième main ne tient plus que par cette peinture rosâtre kitsch et le ronronnement du moteur qu’il a laissé tourner évoque la respiration d’un tuberculeux. Une gonzesse l’attend en se refaisant une beauté. A-t-il vu le seau ? L’a-il pas vu ? Son allant VIP passe outre alors qu’un longiligne garçon sacrifie au principe de précaution. Mais mal en prend Monsieur. Les vigiles s’interposent promptement entre son ventre rebondi et la porte. En lui signifiant pareil que moi de retourner sur ses pas se laver les mains. L’olibrius commence aussitôt à mousser en prétendant prendre de haut le tandem en jaune. Il fait son enflure au bord de l’apoplexie parce que des larves, à ses yeux bovins, le rappellent à l’ordre et lui intiment, sans peur et sans reproche, de se soumettre à l’étape préalable du seau. Ou il ne passera point. Typiquement 237 made, le toquard imbu de lui-même vitupère et l’altercation finit par attirer deux « anges gardiens » permanents, toujours discrets, aussi anonymes que les clients attablés. Leur tranquille et affable fermeté dégonfle d’emblée le zigoto et il redescend fissa de son faux nuage sur terre.

Regagnant sans hâte mes pénates, je croise deux vendeurs ambulants guillerets qui proposent des masques confectionnés avec du tissu lavable. Des opérateurs agiles de l’économie informelle ont vu l’opportunité et les produisent donc déjà. L’empirisme a prévalu. Les Sudistes n’ont pas d’autre choix que de prendre le taureau par les cornes. Dans les mythologies de toutes les civilisations, les seuils sont des portails par lesquels on bascule d’une dimension dans une autre et leurs gardiens exigeants ne se laissent pas conter fleurette. Le passage n’est jamais acquis et il y va souvent de vie ou de mort.

Lionel Manga

Écrivain, critique d'art et chroniqueur. Douala, Cameroun

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