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Amala

Amala

Deux semaines déjà que le semi-confinement pour cause de Covid-19 dure au 237. Hier, jour de farce et inaugural d’Avril, deux précipitations ont pilonné l’estuaire du Wouri. L’une d’abord aux premières heures de la matinée, sévère et accompagnée de très fortes rafales de vent, puis l’autre a joué sa partition peu après minuit, nettement moins tempétueuse mais costaude toujours. Des pluies drues de Septembre en Avril ? Deux d’affilée qui plus est ? Que veulent d’autre pour rectifier leur position les climato-sceptiques ? Aujourd’hui, les étroites feuilles allongées du  bambou de Chine de la haie vive se gavent de soleil et le vert en jette, presque fluo. Combien parmi nous savent ce que l’espèce bipède proliférante et à cerveau volumineux doit au règne végétal ? Cette crise sanitaire sera peut-être l’occasion de rendre justice enfin aux plantes pour ce qu’elles sont : des exemplifications de l’être-au-monde plus édifiantes que les filandreuses méditations heideggériennes (lire Emmanuel Coccia, La vie des plantes, Éditions Payot et Rivage, 2016).

Ami au long cours, Jean Marie Ahanda, depuis son séjour américain, m’a transféré une vidéo on ne peut plus hilarante. Légendée ‘’Missdoris Comédie’’, la ci-devant-je suppose que c’est elle- y interprète excellemment une mater rurale fustigeant ses filles en ville qui rechignent à venir lui prêter main forte pour défricher son champ et planter les arachides, prétextant la sorcellerie, evu. Sauf que Corina (sic) est arrivé en ville et Corina passe pour un redoutable fléau, soit amala dans ma langue ewondo. Puisqu’il en est ainsi, elle ne veut donc pas les voir débarquer avec ce Corina au village, surtout pas. Des fois qu’il leur arriverait le pire à ces braves citadines, alors que les gens du terroir sont en bonne santé. L’ironie acide de la charge est aussi féroce pour la condescendance des concernées que cinglante. Comment ne pas penser immédiatement aux Parisiens se ruant vers leurs résidences secondaires en province et qui y ont disséminé le virus ?

L’intention de ce drolatique sketch est évidente, claire comme de l’eau de roche : désamorcer autant que faire se peut la psychose fatalement induite par cette irruption dans nos routines vert-rouge-jaune du radicalement et disruptif Autre. La consigne draconienne d’observer la distance d’un mètre avec les tiers dans les lieux publics, afin de circonscrire la propagation du Covid-19, retentit en effet comme un strident larsen. Quoi ? Plus d’accolade ? Plus de poula-poula ? Dans un contexte où la familiarité implique tellement le contact physique, le frottement permanent des corps, exige qu’on se « donne la poitrine » ? Les gens vont faire ça comment ? Du jour au lendemain ? Se débarrasser de gestes réflexes venus de loin  pour adopter ces gestes dits barrière ? Autant demander à un élève du CM2 de résoudre une équation du second degré…

Nous nous y connaissons en désamorçage de ce côté du monde meurtri par la déception historique. Il y a un précédent  notoire avec  le syndrome inventé pour décourager l’amour : ça vous dit quelque chose ? Une rigolote formule locale qui entendait dédramatiser le Sida et elle a fini par minimiser le péril. Quel continent aura en fin de comptes payé le plus lourd tribut à cet agent infectieux si ce n’est l’Afrique ? Au Cameroun, l’espérance de vie en est tombée en dessous de 50 ans, un vrai dévissage, alors qu’elle tutoyait les 70-75 ans avant cette désolation dans le champ de la concupiscence et de la lubricité masculine. Le Covid-19 bouscule la promiscuité idem, une manière de vivre frisant de trop la grégarité parfois des moutons serrés les uns contre les autres.

Le spectacle en mondovision de l’Occident, des systèmes de santé défaillants en Italie, en France, en laisse bon nombre pantois par chez nous, en Zone d’Incommodités, qui se figuraient que pareil scénario ne pouvait pas se produire là-bas, en Zone de Commodités. Cette révélation scabreuse calcine quelques stocks de certitudes très sèches et ça brûle bien dans moult closeries intérieures. Les morgues débordées à Venise par l’afflux de macchabées ? La mythique Cité des Doges ? Qui l’eut cru à Douala, à Brazzaville ou à Libreville ? Presque personne, tant l’Occident incarne la perfection de l’organisation, le sens de l’anticipation, la rigueur, bref tout ce qui manque dramatiquement sous nos cieux. Le pain est-il trop blanc tel matin ? Vient-il de la même boulangerie ? Le boutiquier me répond presque narquois qu’on ne réussit pas la cuisine tous les jours. Fatalisme ou désinvolture ? Inaptitude d’ordre culturel à s’inscrire dans la durée et le registre de la qualité continue, sans failles, lorsqu’il y va de la production industrielle d’une denrée à l’instar du pain ? L’Occident à genoux ou presque, ce n’est pas rien et ce tableau apocalyptique doit nous faire réfléchir plutôt deux fois qu’une. Est-ce que le paludisme tue 600 personnes par jour au Cameroun ? Pas sûr…

Conformément à un exceptionnalisme bigleux que cette clique partage avec les suprématistes blancs des États-Unis, les néo-chauvinistes du cru se figuraient, et va savoir sur quelles bases, sinon fumeuses, sans consistance aucune, que Mama Africa serait épargnée. Las, le Covid-19 est bel et bien présent sur notre continent visé par le capitalisme post-fordiste cherchant une issue à la saturation de la consommation qui se manifeste déjà en Occident. Le plus mal loti en logistique sanitaire sur la planète et l’OMS peut serrer les fesses. Qu’elle en ait appelé l’Afrique à se réveiller montre bien le niveau intolérable, voire carrément indécent même, de l’attentisme béat et de la non-anticipation qui vrille les establishments locaux du fiasco historique africain. La calamiteuse perspective d’une accélération de la contamination, annoncée ici et là, donne bien entendu des sueurs froides et des cauchemars à tous les gouvernements subsahariens, dont les membres doivent mal dormir. Si l’Île-de-France en est à réquisitionner un hangar frigorifique à Rungis, la grande halle des produits frais, pour disposer des cercueils, que ferons-nous donc face à la même situation, confrontés à un massif de cadavres ?

Crash-test à l’échelle 1:1, le Covid-19 tend un miroir à l’hubris de cette civilisation faustienne dans laquelle nous sommes embarqués et à sa piteuse suffisance. Les limites de la logique entropique du détriment y apparaissent sous la forme d’un hideux et monstrueux reflet. Santé et paix partageant le même vocable dans les langues bantoues, il n’y a vraiment pas besoin d’en faire quatre cent pages de commentaires érudits : ce que cette conjonction pointe ne se souffre guère la discussion. Autrement dit, les décideurs intègres et consciencieux d’un appareil d’État qui ne marche pas sur la tête, veillent au système de santé national comme à la prunelle de leurs yeux. Qui n’entendrait pas ce que dit alors l’inverse de cette proposition ? Essentiel à cet égard, le rôle organique d’un gouvernement est de parer à l’entropie sous toutes ses formes. Or là, elle gicle sur le théâtre des apparences à son envi et fait des grumeaux géants. Qui est fou de qui ? se demandait feu Manu Dibango. Ce fichu Covid-19 nous a privés du génial saxophone chauve. Nous n’avons jamais cessé d’être des thermodynamiciens, depuis la domestication du feu : il est temps de s’en pénétrer pour de bon et cesser de barboter dans le jus moisi d’un paradigme caduc. Ce vocable ewondo connotant l’indicible, l’inouï et l’effroi dans ce qu’il a de glaçant, le Covid-19, au vu de sa formidable létalité journalière, relève à n’en pas douter du champ phénoménal d’amala.

Lionel Manga

Écrivain, critique d'art et chroniqueur. Douala, Cameroun

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