‘Confiné’ sans électricité (2)
Je flâne à l’intérieur depuis ce matin. J’aimerais m’occuper autrement, en lisant. Je n’en trouve pas la force.
De temps en temps, je me mets à la fenêtre, espérant, pour une fois, qu’un poste de télévision résonne fort dans le voisinage. Comme une bonne nouvelle. Un retour à la vie. Ou plutôt, à ma routine. Mais, qu’est-ce qu’une routine sous nos latitudes ? C’est un régime de carences. L’absence de ressources qui vous permettent d’être votre propre norme, c’est le sens de l’autonomie. La routine, c’est le complot permanent contre votre intégrité physique et mentale, ce sont ces innombrables rituels de domination et d’insouciance qui structurent en grande partie la vie quotidienne et la rendent incroyablement pénible. La pénibilité est profondément ancrée dans l’ethos camerounais. De même que l’agressivité, endémique. De ma fenêtre, je continue de scruter les passant(e)s. J’y suis depuis près de trois heures. Je trouve un certain apaisement à regarder les gens aller et venir. À les écouter. Mais, il est passager. Une jeune fille, la vingtaine, salue un voisin qui marmonne quelque chose que j’ai peine à entendre et lui rétorque en riant : « Il n’y a pas la lumière au quartier depuis le matin hein… ».
16h45 à ma montre. Comment peut-on rire en ces moments ?! Je me ravise. Les autres ont certainement plus de coffre que moi. Quoiqu’il se passe, ils/elles gardent le sourire ou mieux, en rient. C’est peut-être leur manière de résister au tragique de ces temps. Ils sont résilients ! Voilà ! Ce mot passe-partout de résilience qui n’en finit pas de m’agacer. Ici, à quoi se résume-t-il bien des fois ? Par le fait de dilapider et de piller l’argent public, on vous dit que vous n’avez ni le droit à une éducation de qualité, ni le droit à une bonne santé ; mais que malgré tout, vous êtes des femmes et des hommes résilient(e)s parce que, en dépit de tout cela, vous réussissez quand même à vous en sortir, vous n’êtes pas encore mort, vous êtes un(e) survivant(e). Mieux, vous dansez et riez encore. Toutes ces marques de vie n’ont pas encore été épuisées par ce que Fabien Eboussi Boulaga a qualifié du mot terrible de « mort atmosphérique ». Quelle incroyable énergie ! Vous êtes tel le boxeur qui subit une salve de coups mais refuse d’aller au tapis. Il tient. Encore ! Cette formidable résistance, il se dit que vous la tiendriez de votre histoire, de votre race, de votre continent. Vous êtes le continent de la vie, des femmes et des hommes de vie qui résistent depuis des siècles aux multiples vagues d’assauts meurtriers, aux structures d’injustice. Vous êtes le rire exubérant qui étale son humanité à la face de l’oppression qui distille mille vexations au quotidien. Mais, l’humanité, c’est aussi la colère et la fureur. Et elles ne sont pas moins dignes. À quelqu’un qui fulminait tout à l’heure contre cette énième coupure d’électricité, j’ai entendu son compagnon lui dire : « Laisse-moi ça ! Il y a la lumière dans ton village ? Tu dis qu’on fait comment avec l’argent-là ? »…
Devons-nous nous taire parce qu’il n’y a pas de lumière au village ? Devons-nous renoncer à la ville et retourner au village ? La complicité et la bienveillance des faibles pour leurs oppresseurs sont les principes actifs de notre déchéance.
Il est 17 heures. La vendeuse de l’autre côté de la rue augmente le volume de sa radio. L’heure des informations au Poste National. Le 17 heures. Dans l’imaginaire populaire, c’est en réalité la tranche d’informations la plus importante. Celle au cours de laquelle « tombent » les nominations dans la fonction publique. Un tel intérêt vaut plus qu’un indice. C’est la confirmation d’une servilité sans nom ! Et d’un manque d’imagination. Tant de fois avons-nous vu des vieillards, fonctionnaires à la retraite, scotchés à leur poste de radio à 17h, espérer un décret qui les rappelle. Tant de fois avons-nous vu des vieillards, tenant difficilement sur leurs deux jambes, danser de joie, revivifiés par un décret les portant à une haute responsabilité publique. Quid des moins vieux qui, les larmes aux yeux, n’ont pas hésité à confesser publiquement devoir leur quasi-résurrection à la publication d’un décret ? Le curieux trouvera aisément des traces de ce qui précède dans la vie publique camerounaise. L’observateur attentif est, quant à lui, coutumier de ce type de pantalonnades.
17h donc. Les informations. Des banalités. Et puis, le Covid-19. De la pédagogie. Tout ce qu’il faut éviter de faire pour ne pas attraper la maladie. Comment ne pas être d’accord ? On aimerait aussi entendre ce que l’État doit éviter de faire. Surtout en ces temps. De l’électricité ! Et de l’eau qui a, elle aussi, été coupée depuis environ 15h de l’après-midi ! Être privé d’eau et d’électricité, comme d’habitude, est une faute morale et politique. En être privé par temps de Covid-19 est inqualifiable. Il y a quelques années, Eboussi me confiait : « La vie dans ce pays est faite de points d’exclamation ! ». Je n’ai pas cessé, depuis, de l’expérimenter…
Il est bientôt 17h30. Qu’ai-je vraiment fait depuis ce matin ? Une journée passée à ruminer, à flâner entre les pièces de la maison, à camper à ma fenêtre, à scruter les signes du retour de la lumière. Quel mot étrange ! Le retour de la lumière… J’ai à peine mangé. La nuit est proche. Elle me convainc définitivement du gâchis de cette journée. Il me faut résolument passer à autre chose.
20h07, la lumière est revenue. J’ai branché mon ordinateur en me disant, en quête d’une ridicule consolation : « Au moins une ligne aujourd’hui… ». À peine 30 minutes plus tard, elle est repartie. Puis, est de nouveau revenue. Vers 21 heures. Et ce, sans interruption. Mais, pour moi, c’était déjà trop tard. Il va falloir que, de nouveau, je m’invente une hygiène mentale (Eboussi), pour tenir. À moins que…
Parfait D. Akana
Sociologue & Anthropologue. Enseignant-chercheur à l'Université de Yaoundé II-Soa. Directeur exécutif de The Muntu Institute & Éditeur de www.covid-19-cameroon.org. Member of the Advisory Board of Corona Times (University of Cape Town, South Africa)
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