DE BASHING ET DE BÛCHER
Est-ce que l’irruption catastrophique de l’assaillant Covid-19 sur le théâtre des vanités humaines, en son enjeu thérapeutique, ne remettrait pas au goût du jour, si j’ose dire, ou raviverait une ancienne ligne de fracture que le temps a effacée ? Entre orthodoxes et hétérodoxes, la diatribe prospère comme le montre l’affaire de la chloroquine et son administration en association avec d’autres molécules pour composer un cocktail chimique plausible, source de soulagement, attestent les patients traités. Faisant alors le parallèle avec l’artémisia dont le principe actif est synthétisé dans les formulations antipaludéennes à peu près efficaces aujourd’hui de Big Pharma, le président malgache lance une potion composée à partir de cette plante, Covid-Organics. Traditionnellement en usage sur la Grande Île et plébiscitée pour ses bienfaits, les chercheurs malgaches l’ont améliorée. La poussière de cette annonce dont le caractère démagogique est visible comme le nez au milieu de la figure, retombait à peine que l’OMS émettait un avis sèchement défavorable. « C’est pour vous là-bas ! », rétorquerait sur le champ un fier Kmer (Camerounais) en enchaînant « Nous on va seulement que boire ça ici ! »
Ce bashing sur les empiristes présente une correspondance troublante avec une certaine époque historique et sombre de l’Occident. La chrétienté catholique, via le tribunal de l’Inquisition, son bras armé et chargé de faire respecter scrupuleusement les principes dogmatiques de la Foi, s’en est prise deux siècles durant, de 1430 à 1630, aux guérisseuses accusées de commerce avec le Diable. Auréolé de Science, l’homme moderne en Occident, anciennement alchimiste à l’instar de l’Isaac Newton, naît des cendres de ce monstrueux féminicide et la figure masculine de Faust, le savant en quête d’immortalité qui signe à cet effet un pacte avec Méphistophélès, prend forme au cours de cette saison ignoble et brûlante. Accusées de sorcellerie, certaines juridictions ont ainsi envoyé au bûcher jusqu’à 3000 sages-femmes, braves et innocentes, en quelques décennies de mascarades grossières. L’Église misogyne ne badinait point avec son autorité spirituelle à cette époque-là et le moindre pas fait hors des clous du catéchisme était vu, traité comme une hérésie, un dangereux départ de feu, susceptible de se propager et à circonscrire drastiquement par le feu. La Raison se dégageait alors du carcan théologique, non sans remous sur la place publique et des éclats de voix, pour prendre son envol et s’émanciper, en repoussant l’horizon de la spéculation sur le « comment » de ce qui est et tombe sous les sens.
Plus les arguments acérés des philosophes taillaient des croupières à la Foi et la poussaient dans ses retranchements ultimes, plus la hiérarchie de l’Église se crispait avec ses affidés sur ce qu’il lui restait de territoire d’influence et allant s’amenuisant au fil des saisons. Experte en botanique sous toutes les latitudes géographiques depuis l’invention de l’agriculture au Néolithique, c’est la gent féminine qui fit donc les frais de cet affrontement à couteaux tirés dans la polis et les bûchers atteignent leur apogée avec la Renaissance. Les historiens estiment à 100 000 le nombre de femmes qui périrent ainsi dans des shows soigneusement scénographiés pour inspirer la terreur au public convié par des roulements de tambours et des crieurs. Avant que l’âme rejoigne la géhenne, séjour des damné(e)s, les corps de ces malheureuses devaient d’abord subir la morsure des flammes. Ce supplice devait encourager la tiédeur à montrer plus d’ardeur dans la foi au quotidien, incitant les ouailles du crucifix à ne se détourner à aucun moment de la bonne voie, de la mortification de la chair et de l’Imitation du Christ, seules garanties de ne pas sombrer dans l’acedia, cette négligence de la vie spirituelle. Cette coercition et cette répression n’ont guère empêché pourtant que Dieu soit congédié sans solde de l’Histoire, théâtre des pulsions altricielles, et relégué dans la sphère privée. La chape théologique a définitivement sauté.
La saga triomphale et triomphante de la Science traîne donc, confinés dans sa soute, des relents infâmes de chair brûlée et des hurlements sans issue, autant que des imprécations. Ils en remontent fissa lorsque les « méthodistes » lynchent sans recul toutes les initiatives thérapeutiques prises pour combattre le Covid-19 qui ne rentrent pas dans leur corset positiviste. Ce claim corporatiste, embrun de la pensée disjonctive encore en bonne place dans les caboches et les institutions de la tour d’ivoire, au grand dam d’Edgar Morin[1], dépasse les bornes de l’arrogance et de la petitesse selon Leibnitz, fauteuse de refoulement collectif et de solipsisme narcissique[2]. Le palmarès, certes élogieux au plan sanitaire, d’un siècle et demi de « pasteurisation » ne saurait faire la nique, comme ça, à des milliers d’années de pratiques empiriques et de savoirs vernaculaires conservés dans les communautés, sous le vernis de la modernité. Cette clique mixte se figure très benoîtement être encore à l’heure d’une hégémonie fissurée déjà par ailleurs. Imbue jusqu’à la moelle épinière de Bacon et Descartes, figures tutélaires de la raison déductive, les nouvelles de la provincialisation pourtant fort avancée des Faustiens sur la paillasse dégrisante du décentrement décolonial, ne lui sont visiblement pas encore parvenues. Mais ça ne saurait tarder avec cette actualité…
Ai-je ou non perçu comme des silhouettes de femmes gigotant parmi les flammes d’enfer qui ont consumé Notre Dame comme du papier toilette l’année dernière à Paris ? Était-ce une hallucination visuelle ? Une projection personnelle fantasmagorique ? Je n’avais pas fumé la moquette pourtant. Il me sembla ce jour-là que le sinistre principe du bûcher se retournait en effet contre ce haut lieu de la Chrétienté couru par des millions de touristes béats ; et ce n’était pas en soi une mauvaise chose. Pourquoi les supposées « sorcières » n’auraient-elles pas obtenu du hasard une revanche légitime sur le sort atroce qui leur fut fait par la jalousie masculine, deux interminables siècles durant en Europe ? Naître femme impliquant la probabilité non négligeable de finir au feu.
Qui donc peut vraiment donner des leçons objectives de civilisation à qui sous cette lumière macabre ? Avec les deux cauchemardesques boucheries mondiales, 1914-1918 et 1939-1945, cette dernière auréolée du bombardement de Nagasaki et Hiroshima, la Science tenue exclusivement par les Bipèdes à testicules et si épris de guerre, a produit depuis lors pas mal de désolation sur Terre. Une réussite, assurément. Il n’y a en fait pas plus alchimique et faustien que cette maîtrise technique de la fission nucléaire et de son énergie destructrice. Ce Nuage inédit d’Août 1945 clôturait sans appel toutes les mythologies préexistantes. Le théâtre, terrestre d’un geste aussi apocalyptique, n’avait de facto plus besoin de l’hypothèse tranquillisante d’êtres transcendants dans le viatique culturel des Altriciels. Étant donné qu’ils commettaient désormais des gestes formidables attribués à ces Autres absolutisés dans les poétiques anté-coloniales spéculant sur le commencement immémorial du monde, des choses, leur permanence et le changement, une séquence historique s’achevait et une autre commençait qui touche à son terme à son tour en ces jours.
La croisière de l’Assaillant sur la planète n’en finit pas de susciter du bruit, au sens strict de la théorie de l’information. Associée à d’autres indices, des faibles autant que des forts, cette situation fait montre d’une transition de phase telle que la physique des systèmes dynamiques complexes en traite. Laquelle se caractérise par une montée en puissance de l’indétermination et la suspension des définitions qui prévalaient jusque-là. L’actualité battant pavillon Covid-19 ne présente-t-elle pas ces traits à bien des égards ?
[1] Entretien au « Monde » du 19/04/20
[2] In La complexité et les phénomènes, nouvelles ouvertures entre science et philosophie, Fausto Fraisopi, Hermann 2012
Lionel Manga
Écrivain, critique d'art et chroniqueur. Douala, Cameroun
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