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LA PART SENSIBLE

LA PART SENSIBLE

Une paisible enfance exposée au crépuscule, face au Mont-Cameroun, et à la brise venue du large par la passe de Souellaba, n’est point le privilège le plus partagé au 237. On peut en convenir. Les ravissements cosmiques de cette teneur prédisposent-ils à la sensibilité et à la lucidité plus tard ? De telle sorte que la sensation par eux gravée dans telle closerie intérieure renversera ensuite sur le chemin non rectiligne de la vie tous les obstacles et surmontera les coups pris ? Il n’y a pas meilleur viatique, aussi intangible qu’inoxydable, et il ne prend pas de place : en toute circonstances, on le trimballe avec soi. Même sous un camion couché dans une station-service sur le sol rugueux, l’été 88, alors que ‘’Yéké-Yéké’’ caracole au hit-parade bleu-blanc-rouge, à Rodez. Si les traumatismes se transmettent, dixit désormais l’épigénétique, pourquoi les extases n’en feraient-elles pas autant ? Ce sont aussi des chocs émotionnels, des phénomènes pareillement vibratoires, après tout. Comment ne pas penser d’emblée à la splendeur d’une nuit sous le firmament étoilé, ou par phase pleine de la Lune, liliale et presque phosphorescente ? Les ébranlements de la peur brute, de l’effroi, participent de ce registre, des millions d’années avant que le langage ne mette des mots dessus. Quid alors du solde psychique s’agissant des femmes et hommes qui vont et viennent sur le tapis roulant des routines ?

Certains ne veulent absolument pas que cette saison dont ils conservent un très mauvais souvenir se mêle de troubler leurs jours d’adultes. Ils/elles furent tellement réprimandés sévèrement pour un oui ou pour un non, tellement traités de tous les noms d’oiseaux, tellement humiliés, qu’ils/elles ont érigé un mur épais entre leur présent et ces brûlantes douleurs intimes jamais partagées. Lesquelles, ayant fermenté au fil des ans, se manifestent à l’occasion par des troubles déroutants du comportement. Il se passe quoi dans la caboche d’un soldat qui ouvre le feu à bout portant sur des femmes et des enfants ne présentant aucun danger immédiat pour lui ? Qu’a-t-il fait de sa part sensible ? Ou de celui qui tranche la gorge tout net pour lui arracher son téléphone portable, à une jeune touriste française qui se cramponnait au marché de Mokolo à Yaoundé, en 2001 ? Ou du comptable d’une entreprise florissante qui se volatilise avec la caisse ? Ou du gamin de six ans qui déchiquète avec un rictus grinçant de sang-froid, ce magnifique monarque-le papillon, en rigolant ? Quelle personnalité s’annonce dans l’énergumène de quatre ans son aîné qui explose la menue tête d’un poussin avec une lourde pierre ?

C’est à ce titre qu’après Auschwitz, théâtre monstrueux de l’insensibilité appliquée, Berthold Brecht et l’intelligentsia européenne bouleversée, estimèrent que la poésie avait perdu tout crédit. À l’autre bout du spectre, l’hôpital est le havre par excellence de la sensibilité tout aussi appliquée et du soin en tant que « care » en vue de « cure » : les deux aspects sont inséparables et même que l’un ne marchera pas sans l’autre. Les praticiens le savent mieux maintenant que la dimension psychologique participe à/de la guérison. Les chantres du flux tendu et du lean management à la sauce Toyota ont réduit les patient(e)s à des unités abstraites, en l’occurrence des lits et des nuitées, justiciables de ratios et de chiffres froids, comme un établissement hôtelier ou presque. Cette dépersonnalisation est d’une insondable ignominie aux latitudes se gargarisant d’humanisme. On peut bien alors, dans le sillage de Peter Sloterdijk, vilipender un système de démence qui n’est plus cette fois serti dans les cours royales du 15ème siècle[1], ou sur les plantations de l’esclavagisme, mais au sein des officines de la finance spéculative du 21ème siècle et brassant quelque 100 trillions de dollars d’actifs.

Mener au long cours une progéniture à coup d’injonctions sur le mode aboyeur « On ne fait pas ci ! On ne fait pas ça ! », moyennant des séances régulières de bastonnades, des humiliations publiques, sans oublier dans la boîte à outils le tourment psychologique très prisé par certain sadisme, tient du dressage plus qu’autre chose. Cette brutalité chronique et répandue passe loin, très loin de ce que signifie « éduquer », et de plus en plus loin même au 237. Oppressés par le Détriment, pris dans cet étau et barbotant du mieux que peut leur impécuniosité dans le marécage de la précarité, pour ne pas s’enfoncer plus bas que leur situation souvent intenable, les pères et mères suivistes de ce côté du monde se comportent plus en dompteurs de fauves dans une ménagerie avec leurs enfants qu’en pédagogues avertis déblayant le chemin.  

Mission chronophage et absorbante s’il s’en fut que celle de veiller en permanence sur ces êtres espiègles et imprévisibles, sans les étouffer avec une présence surplombante et envahissante. Elle requiert à ce titre deux qualités sine qua non, primordiales : de la patience sans faille conjuguée à une humilité nécessaire. Ce n’est pas simple en effet de se confronter sans la/le prendre de haut à l’irrationalité absolue d’un môme qui cherche sa place dans le monde l’entourant, et se la ménage avec les moyens dont il dispose. Quitte à en passer par défier géniteurs et/ou génitrices. Lorsque la non-conversation usuelle prend cette tournure, ces derniers pètent parfois un câble à demeurer sur un palier autoritaire, qui n’est pas l’autorité, alors que tout justement il ne faut pas.

Épaté par la conversation vive et en haute fréquence que j’avais avec mon fils de huit ans à l‘arrière, il y a plusieurs années déjà, autant qu’ému me sembla-t-il, le taximan finira par craquer en déplorant l’indifférence de son père polygame, à l’instar de tant d’autres. Cette passion résolument masculine de la quantité va disant que c’est Dieu qui donne les enfants. Ils sont à la fois risibles et sidérants, eux et le club de Longs-Crayons qui font l’éloge du nombre en A.S.S.[2] Aussi soumise que complaisante, la gent féminine entonne le même refrain nataliste, alors que ce sont elles qui en supporteront le fardeau journalier, puisque les hommes y brillent en général par leur flagrante absence, pris au dehors par des activités plus en phase avec leur fumisterie, comme on sait…

De quoi relève la violence épidermique qui vrille aujourd’hui l’espace des relations interindividuelles, sinon que de l’extension du domaine de l’insensibilité et de sa prégnance sur tous les paliers de la société en « terre chérie » ? Pour une broutille, une remarque hasardeuse, un gap de 50 francs, les esprits s’échauffent, on en vient bientôt aux mains, et ce rien dégénère en rixe. Fauve contre fauve ? Le dressage-saccage, il n’y a pas d’autre mot, la sensibilité et ça se ressent dans cette négligence dont pâtit notre cadre de vie plus proche en qualité de la bauge nauséabonde désormais que de l’alcôve parfumée par des encens suaves. Les automobilistes roulent sciemment, par la saison pluvieuse, sur des parterres gazonnés et détrempés, donc fragiles, que ces olibrius en tout genre meurtrissent sans pli à l’âme. Faut-il se demander encore de quoi procède cette indélicatesse massive ? Elle n’en finit pas d’entériner le croupissement du Cameroun dans un état végétatif, pour ne pas dire carrément comateux, en reconduisant systématiquement le régime du Fiasco historique au pouvoir à chaque scrutin électoral.

La sensibilité n’éprouve pas le besoin de se rouler par terre à l’annonce de la disparition d’un parent dans un stupide crash sur la RN3 Douala-Yaoundé, en poussant des hurlements à pierre fendre. Ce ne sont là que des manifestations en basse fréquence du chagrin. La compassion est certes une de ses modalités. Elle nous vient de tellement loin par l’héritage phylogénétique, cette qualité si précieuse, et son potentiel en chacun(e) gît quelque part. L’insensibilité traverse la laideur de l’Inachèvement avec des œillères ad-hoc, obnubilée par l’atteinte de ses objectifs, l’utilitaire est son royaume. Au volant d’une voiture, elle ne cède pas le passage voie à un piéton. Trop compliqué pour lui de ralentir, freiner et puis s’immobiliser quelques secondes. Le mot « courtoisie » ne fait point partie de son vocabulaire courant. L’insensibilité est foncièrement narcissique et égoïste. Il est dit dans les chroniques allemandes coloniales que la tombée de la nuit s’emplissait du son des flûtes dont jouait la gent féminine dans les hameaux occupant alors le site de la future capitale du Cameroun, après les ablutions à la rivière. Où est donc passé cet art ? Cette délicatesse ? Perte incommensurable. Le sifflement aigu de la flûte produit en effet bien d’autres sensations dans le corps que la sourde percussion du tam-tam, instrument masculin et de muscles. La misogynie canonique de l’Église sera-t-elle passée par là ? Ce n’est pas impossible et cette part cristalline de sensibilité manque dans le champ musical, en l’occurrence.

La pause obligatoire imposée par les mesures visant à circonscrire la propagation du Covid-19 est une excellente occasion de faire le point sur notre situation historique. Voulons-nous vraiment rester sur la lancée d’avant son irruption ? Allons-nous donc continuer de nous fier à une rationalité néolibérale qui piétine les systèmes de santé et de pactiser les doigts dans le nez avec la logique capitaliste du Détriment ? Qui n’entend pas retentir ce gong ? N’est-il pas temps de se débarrasser maintenant des scories de l’indépendance octroyée et de la caravane embourbée des Supplétifs, d’en finir avec la Grande Singerie, pour réamorcer à nouveaux frais la promesse de l’émancipation ? Le présent doit ça au futur s’il souhaite être honoré demain et avoir une postérité. Sinon, déféquer sur nos tombes sera le moindre des outrages que mériteraient des gens dépourvus de générosité et de vision, manquant de sensibilité sur toute la ligne. Est-ce bien cela que nous voulons et mettons en chantier avec la crue d’insensibilité ?

[1] Le Palais de cristal, Hachette littérature, 2009

[2] Pour Afrique Sub-Saharienne

Lionel Manga

Écrivain, critique d'art et chroniqueur. Douala, Cameroun

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