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La vie dans le rêve du Coronavirus (suite)

La vie dans le rêve du Coronavirus (suite)

Je me suis promis sur la fin de la première partie de ce texte d’analyser les discours et les contre-discours vite devenus coronaviraux générés par les propos des deux scientifiques français Jean-Paul Mira et Camille Locht sur la chaine d’information continue française LCI. Voici  leurs propos respectifs. Jean-Paul Mira : « Si je peux être provocateur est-ce qu’on ne devrait pas faire cette étude en Afrique, où il n’y a pas de masques, pas de traitements, pas de réanimation, un peu comme c’est fait d’ailleurs sur certaines études avec le sida, ou chez les prostituées : on essaie des choses parce qu’on sait qu’elles sont hautement exposées. Qu’est-ce que vous en pensez ? » Et voici ceux de Camille Locht, Directeur de recherche à l’Inserm à Lille à qui la question de Mira est adressée : « Vous avez raison d’ailleurs. On est en train de réfléchir en parallèle à une étude en Afrique avec le même type d’approche, ça n’empêche pas qu’on puisse réfléchir en parallèle à une étude en Europe et Australie[1]. » Pour mener à bien cette analyse, il me faut rappeler, compléter, préciser et approfondir ce que j’ai dit dans mon premier texte ; l’objectif visé étant d’inscrire cette analyse dans le cadre général de l’idée de vie dans le rêve du coronavirus telle que je l’ai esquissée dans la première partie de ce texte. 

En effet, de ce que j’ai déjà dit, nous pouvons retenir les idées suivantes. Le confinement créant des villes mortes ou fantômes ; les milliers de morts actés et publiés selon la raison d’Etat en Chine, en Italie, en Espagne, aux États-Unis, en Corée, en France et ailleurs, sont les faits les plus marquants de cette vie créée par la séquence d’un cauchemar (Yan Breuleux) et ratifiée par la raison du monstre froid, l’État. Or, s’agissant de celui-ci et selon Michel Foucault que résume ici Félix Tréguer, « L’État n’est pas un bloc institutionnel en surplomb de la société et séparée d’elle – même si l’on ne peut sans doute jamais totalement échapper à cet usage courant du même. L’État est d’abord et avant tout un type de rationalité. C’est la fameuse “raison d’État” qui prend forme à partir du XVIe siècle et qui repose sur cette idée radicale que l’État constitue sa propre fin[2] ». 

Cette idée d’un monstre froid qui « constitue sa propre fin » et qui, partout, exécute froidement aujourd’hui la volonté involontaire suivant la conscience inconsciente d’un virus ; « être » que l’on dit sans vie si ce n’est qu’il vit de la vie humaine dont il est l’hôte et qui de ce point de vue, constitue également sans le savoir sa propre fin, mais aussi, s’impose comme un être partiel, est particulièrement importante. Notamment, parce que le virus ne constitue sa propre fin d’un « être partiel » qu’au détriment de la vie humaine qui le fait vivre, et, ce faisant, révèle son état de vampire dont le rêve est le lieu de vie des vivants. Il rêve sans savoir, de manière machinique, de vivre dans le lieu de vie des vivants pour s’accomplir et se faisant, il constitue sa propre fin ; mais en même temps, son rêve qui se trouve hors de lui, trouble la vie psychique des vivants et donc de leur société qu’il transforme par le travail de son rêve en lieu de vie des humains. C’est dans ce sens qu’il révèle sa réalité de vampire viral, « être partiel » sans la vie humaine qu’il vampirise, mais qui ordonne sans donner d’ordre au monstre froid qu’est l’État, puissance suprême des sociétés, de prendre des actes qui confinent les humains dans son rêve inconscient, c’est-à-dire situé hors de lui. 

Pour bien saisir la profondeur de cette  réalité que chacun vit dans sa chair de nos jours, il importe de savoir que s’agissant de l’Afrique centrale, l’idée de l’État-vampire est une idée bien ancrée dans les imaginaires sociaux, c’est-à-dire dans l’inconscient collectif, puisqu’elle se décline précisément sous la notion d’État sorcier que Bernard Hours découvrit au Cameroun[3], tandis que de leur côté, et toujours à partir du terrain camerounais, Peter Geschiere et Jean-François Bayart prirent respectivement conscience du schème de la consommation de la viande des autres qui hantait le rapport de la sorcellerie  et de la politique[4], pour le premier, et du ventre comme ordonnateur inconscient de la politique, pour le second[5]. De son coté, Achille Mbembe avait mis en exergue comment la vie onirique intervenait sur la scène de la lutte de libération nationale anticoloniale dans le Maquis du sud-Cameroun[6] et il n’y a pas longtemps, Patrice Yengo a repris la thématique du ventre et de la vie onirique en la redéployer et en l’enracinant profondément dans la vie psychique des sociétés coloniales et postcoloniales[7].

Aussi est-ce dans le cadre général de ces rapports complexes de l’État, de sa politique vampirique ou sorcière dont la scène de déploiement est indifféremment onirique et sociale, psychique et politique, que prend place la politique de l’inertie ou de la mort d’un « être partiel » qui vit de la viande d’Autrui (Peter Geschiere parle de la viande des autres) et qui s’impose dans sa réalité d’un virus-vampire constituant sa propre fin en affectant la vie des humains, en ordonnant en toute inconscience les actes d’un État monstre froid-vampire qui se constitue sa propre fin. En d’autres termes, le virus agit sans le savoir, de manière cinétique, sur l’État qui acte les incidences mortifères de sa propre politique (la politique de l’État) en dévoilant au grand jour ce que l’on vivait de manière concrète dans la vie quotidienne, à savoir ses impasses, ses grands angles morts, son cynisme dont les paysages des villes mortes ou fantômes, les amoncellements à venir des cercueils que préfigurent les images européennes, sont la monstration la plus angoissante.

Au fond, ce que révèle la politique virale, c’est la volonté involontaire, la raison sans raison et la conscience inconsciente de l’État national aux ordres des intérêts des classes et réseaux sociaux transnationaux. Ce qui montre qu’il s’agit d’un Etat réellement vampire ou sorcier, toujours au service d’Autrui, et donc de son rêve. Le virus est alors la figure paradigmatique qui vient mettre au jour, brutalement, le mode de fonctionnement de l’État-vampire-sorcier national, agent de production de la vulnérabilité extrême des humains sur le territoire qu’il domine par la force de ses corps armés, à la manière dont le virus domine aujourd’hui par la force cinétique d’un corps inerte dont le rêve projeté hors de lui sert de lieu de vie des sujets. On voit ainsi comment se conjuguent deux monstruosités, la monstruosité du virus et celle de l’État que dévoilent les formes linéaires ou exponentielles des chiffres de leurs hécatombes.   

Nous avons également comparé la manière dont le rêve du coronavirus crée son monde dans lequel nous vivons avec celle dont le rêve du « sujet bourgeois blanc et masculin[8] », être partiel, selon Anselm Jappe, créa la dystopie coloniale. Précisons maintenant que ce sujet se constitua sa propre fin, afin de vaincre sans avoir raison en générant des aventures ambiguës[9], comme l’État qui par un refoulement hors de lui-même, fit du corps du non-sujet ou du sujet mineur son corps impensé et impensable, dont le devenir revenait à l’« État africain », État sauvage de Georges Conchon[10], État honteux de Sony Labou Tansi[11], condensation  d’utopie, de dystopie de rétrotopie[12] et de rétrovolutions primitivistes[13] réalisées dont le référent cependant est l’ailleurs aussi bien occidental de l’« État développé » qu’ante et post-colonial de l’État du ventre[14]. Ce qui fait que de nos jours, les textes de cet État, au nombre desquels on compte les Constitutions qui devraient être leur point fixe imaginaire organisant la vie dans la nation, sont exposés plus qu’ailleurs à des transformations que produit le travail d’élaboration du rêve de l’Argent, matérialisation du sujet partiel refoulé hors de lui-même, à la manière du coronavirus. Cette vie psychique du sujet partiel né du refoulement hors de lui-même et matérialisée dans l’Argent-capital-vampire selon Marx, celle de l’État-monstre-vampire qui caractérise l’État africain comme condensation de l’État sauvage et de l‘État honteux est similaire à celle de l’état du virus dont la vie partielle ne se conçoit et ne se mesure que dans les corps des sujets postcoloniaux que toutes ces puissances vampirisent.

 

La question qui se pose est alors celle de pouvoir imaginer des imaginations, des pensées, des idées, des théories, des discours et des contre-discours qui se situeraient en apesanteur au-dessus d’une telle réalité profondément inscrite dans la raison du monstre-vampire-sorcier-froid qu’est l’État africain telle que nous l’avons décrit ; mais aussi dans la raison du Capital-vampire selon Marx qui, dans les Manuscrits de 1844, dit clairement, en s’appuyant sur Goethe et Shakespeare, que l’Argent est l’ “autre homme[15]“; la « divinité visible »[16] en même temps que « moyen et pouvoir universel »[17] qui « transforme la fidélité en infidélité, l’amour en haine, la haine en amour, la vertu en vice, le vice en vertu, le valet en maître, le maitre en valet, l’idiotie en intelligence, l’intelligence en idiotie »[18] ; bref, comment penser des pensées susceptibles d’être en apesanteur d’une telle réalité dont le rêve, disons-nous, est le lieu de vie des humains ? C’est dans le cadre général que dessine cette question qu’il nous faut comprendre la “provocation” de Jean-Paul Mira et la réponse de Camille Locht.

 

En effet, la vie dans le rêve du coronavirus telle que nous venons de l’expliciter en l’inscrivant dans la structure constituée par l’histoire et l’anthropologie de l’État et du Capital en Afrique, implique de la penser selon le modèle de la vie psychique de la colonie, comme l’attestent la provocation du scientifique français Jean-Paul Mira. Car c’est précisément l’idée de provocation qui est ici l’indicateur de ce modèle. Et comme toute provocation faite par une figure postcoloniale du « sujet bourgeois blanc et masculin »[19], être partiel qui créa la dystopie coloniale afin d’infliger la mort et la douleur sur le corps de l’autre qui est son propre corps refoulé hors de lui pour s’accomplir, à la manière du coronavirus qui se réalise en colonisant les poumons des humains, bref ; cette provocation a donc déclenché l’avalanche que l’on sait des indignations, des  protestations, des injures attendues de son auteur de la part des milieux de l’activisme et de l’intelligentsia de la diaspora africaine, mais aussi de la part des intelligences résidant en Afrique.

 

En fait, la provocation et les réactions qu’elle a suscitées s’inscrivent dans la suite de la « provocation » du couple Sarkozy-Guaino à Dakar en 2007. Ce qui fait que l’ensemble constitué par la provocation du 2 avril sur LCI et les réactions induites traduit, en réalité, la vie psychique de la colonie en postcolonie[20]. Cette vie psychique est  une vie des rêves, c’est-à-dire la vie de cette activité psychique involontaire durant le sommeil[21] qui occupe une part importante de la vie des sociétés. Car ce qui s’exprime dans le rêve c’est du social devenu disposition, et la disposition c’est le « ça », c’est-à-dire l’inconscient, comme l’enseigne la sociologie dispositionnaliste[22]. Dans cet inconscient du social colonial, les rêves des vivants d’hier qui ont été racontés forment  la mémoire qui se transmet dans les récits des vivants d’aujourd’hui. Ces rêves ont peut-être été écrits, d’autres ou les mêmes ne l’ont pas été mais leur récit nous tient encore en haleine, car il traduit la mort et la douleur infligées par le sujet partiel moderne en colonie, dont les discours de Sarkozy-Guaino et ceux, provocateurs des scientifiques français, sont des couteaux que tournent dans la palie coloniale qui insiste dans la vie créée  par le rêve du coronavirus aujourd’hui.  

 

[1] Les deux auteurs de ces propos ont présenté leurs excuses.

[2] Félix Tréguier, L’utopie déchue. Une contre-histoire d’Internet. XVe XXIe siècle, Paris, Fayard, 2019, p. 13. 

[3] Bernard Hours, L’État sorcier. Santé publique et société au Cameroun, Paris, L’Harmattan, 1985.

[4] Peter Geschiere, Sorcellerie et politique en Afrique. La viande des autres, Paris, Karthala, 1995.

[5] Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.

[6] Achille Mbembe, La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun (1920- 1960) : histoire des usages de la raison en colonie, Paris, Karthala, 1996.

[7] Patrice Yengo, Les mutations sorcières dans le bassin du Congo. Du ventre et de sa politique, Paris, Karthala, 2016.

[8] Anselm Jappe, La société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, Paris, La découverte, 2017, p.  47.

[9] Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961.

[10] Georges Conchon, L’État sauvage, Paris, Albin Michel, 1964.

[11] Sony Labou Tansi, L’État honteux, Paris, Seuil, 1981.

[12] Zygmunt Bauman, Rétrotopia, Paris, Premiers Parallèles, 2019.

[13] Jean-Loup Amselle, Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes contemporains, Paris, 2010.

[14] Peter Geschiere, Sorcellerie et politique, op.cit., Jean-François Bayart, Letat en Afrique, op.cit.; Patrice Yengo, Les mutations souricières, op.cit.

[15] Karl Marx, Manuscrits de 1844, Traduction inédite de Jacques-Pierre Gougeon. Introduction de Jean Salem, Paris, Flammarion, 1996, p. 208.

[16] Karl Marx, Manuscrits de 1844, op.cit. p. 210.

[17] Karl Marx, Manuscrits de 1844, Traduction inédite de Jacques-Pierre Gougeon. Introduction de Jean Salem, Paris, Flammarion, 1996, p. 211.

[18] Karl Marx, Manuscrits de 1844, op. cit.  Ibid.

[19]  Anselm Jappe, La société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, Paris, La découverte, 2017, p. 47.

[20] Achille Mbembe, De la postcolonie.  Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine. Paris, Karthala, 2000.

[21] Bernard Lahire, L’Interprétation sociologique des rêves, Paris, La Découverte, 2017, p. 92.

[22] Bernard Lahire, L’interprétation sociologique des rêves,  201Paris, La Découverte, 2018, p. 155.

Joseph Tonda

Professeur de sociologie et d'anthropologie, écrivain - Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Département de Sociologie, FLSH, Université Omar Bongo, Libreville, Gabon

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