Le Premier Ministre en première ligne. Éléments pour une grammaire spatiale de la « Une » de Cameroon Tribune, à l’ère du Covid-19. (18 mars-15 mai 2020)
En deux mois, l’on aura observé de notables réaménagements des usages et des pratiques journalistiques, relativement significatifs, au sujet du traitement de l’information touchant le Premier Ministre[1], et Cameroon Tribune[2], constitue de ce point de vue, « un lieu de pertinence » (Allouche, 2012 :33). Le Covid 19 aurait-t-il alors induit un bouleversement de certaines routines éditoriales au sein des organes d’information à capitaux publics au Cameroun ? L’interrogation conduit à une piste sérieuse, si du moins l’on s’intéresse aux procédés de mise en visibilité des personnalités politiques de premier plan, engagées, du fait des attributions institutionnelles de leurs responsabilités, de l’octroi ou du renforcement conjoncturels de leurs missions, en période de lutte contre la pandémie du coronavirus. L’investigation dont se soutient une telle exploration, prend appui sur la communication politique, pour autant qu’elle s’intéresse à « l’ensemble des pratiques visant à établir des liens entre les professionnels de la politique et leurs électeurs, en usant notamment des voies offertes par les médias » (Philippe Riutort, 2013 :27).
Elle peut simultanément se choisir pour « angle » de perception, quelques acquis de l’analyse du discours de presse, telle qu’envisagée par Roselyne Ringoot (2014). Une telle entreprise prend tout son sens à partir de la notion d’« énonciation éditoriale », applicable à la « une » du journal. D’une part, il s’agit alors de s’intéresser prioritairement, à « la matérialité du support et de l’écriture, l’organisation du texte, sa mise en forme, bref tout ce qui en fait l’existence matérielle » (Ringoot, 2014 :19). Cette approche se distingue ainsi fondamentalement de « l’énonciation textuelle », qui a pour points de prédilection, « (le) contenu des articles et des visuels qui constituent l’offre informationnelle, (les) modalités de leur arrangement : titres, rubriques, genres journalistiques, etc. » (Ringoot, ibid. :19-20). D’autre part, il convient de considérer que la « une » d’un journal est investie de missions particulières. Elle fait partie des « pages sanctuarisées », charrie « des enjeux stratégiques » (Ringoot, ibid. : 74), et ne laisse pas d’apparaître comme une « page hautement symbolique » (Ringoot, ibid.: 75).
Espace de visibilité par excellence, et de révélation qui témoigne des logiques de sélection et de hiérarchisation des informations, la « une » tend à apparaître aussi comme un lieu qui concentre « la visée d’information » et « la visée de captation » du journal (Chareaudeau, 2011 :70). On peut alors comprendre le propos de Valentin Nga Ndongo, lorsqu’il écrit, : « Élément de première importance dans l’étude du contenu d’un journal, la ‘‘une’’ en est la porte d’entrée, la façade principale, la vitrine qui fait l’objet d’un soin particulier. N’y figurent que les sujets de première importance pour un journal, et donc, pour ses lecteurs. C’est pourquoi la ‘‘Une’’ est considérée comme la ‘‘page des priorités’’, la ‘‘devanture du journal où, le produit est, en somme exposé à la clientèle’’ » (Nga Ndongo, 2001 :521).
Abordant « l’exigence de visibilité » de la presse, Patrick Charaudeau affirme que : « Mise en page et tiraille constituent donc des formes textuelles en soi qui jouent un triple rôle : phatique, de prise de contact avec le lecteur, épiphanique, d’annonce de la nouvelle et synoptique de guidage du parcours visuel du lecteur dans l’espace informatif du journal » (Charaudeau, 2011 :196). On pourrait alors dire que la « Une », plus que toute autre page du journal, remplit cette triple fonction qui touche à la visibilité. En termes de signification, elle rend mieux compte des dynamiques de valorisation de l’information et /ou des acteurs de divers profils.
Prenant appui sur les développements qui précèdent, risquons alors l’hypothèse selon laquelle la « une » est un lieu où se lit et se déploie l’événementialisation, car, « Associant la mise en visibilité du nom du journal et la mise en présence des informations notables, la Une génère l’obligation d’événement » (Rongoot, 2014 :83). Du coup, l’investigation à laquelle nous nous livrons ici, à propos de la mise en visibilité du PM, Joseph Dion Ngute, dans le cadre de la riposte camerounaise au Covid-19, n’en est que plus stimulante. Notre démarche est tout entière guidée par l’exploration de la « grammaire spatiale » de la « Une » de Cameroon Tribune, dont les habitus[3] journalistiques consacrent de tout temps, la prééminence et la primauté du président de la République, de ses actions, de ses activités, de ses prises de parole. Sans être l’épicentre épistémologique ce travail, un détour statistique n’est dénué d’intérêt.
L’on observera que le PM totalise une dizaine d’occurrences à la « une » de CT entre le 18 mars, et le 15 mai. Une telle tendance d’apparition dans un espace privilégié du « quotidien gouvernemental » ne relève pas de la banalité dans les pratiques journalistiques qui le distinguent des autres supports d’information[4]. Mais il faut bien noter que figurer à la « une », pour le PM ne se résume pas à une seule modalité. Il arrive ainsi que l’espace qui lui est accordé par le journal est si important que les autres repères d’actualité traités, se contentent d’une portion congrue ; le sujet dont il est l’acteur central apparaissant du même coup comme la préoccupation majeure de l’édition de CT considérée. (Cf. 1ère série d’images de CT : 25.03, 13.04, 30.04, 08.05).
Cependant, ce positionnement à la « une » est travaillé par une notable instabilité, dans la mesure où le même PM peut figurer à la première page, sans nécessairement en constituer le point d’attraction le plus saillant. Ce scénario s’observe en particulier dans le cas où le président de la République s’impose par sa présence dans la même édition ou alors quand l’activité du PM a trait à de sujets n’ayant pas de lien avec le Covid-19. (Cf. 2e Image CT 17.04, 07.05.20)
Au demeurant, il n’est pas inutile d’insister sur la diversité des postures à partir desquelles le PM est ainsi valorisé par CT. En effet, les sujets mentionnés à son crédit en « une » le présentent dans certains cas, comme initiateur de certaines actions. Il agit comme le centre d’impulsion du déploiement gouvernemental dans le cadre des missions assignées au « comité interministériel chargé d’évaluer la mise en œuvre du plan gouvernemental de riposte », ou encore au « comité de supervision et de suivi du plan gouvernemental de riposte contre le Covid-19 ». Dans le même registre, il advient que l’apparition du PM à la « une » de CT réponde à l’impératif de (re)cadrage des acteurs du dispositif gouvernemental, exposés aux tentations de la dispersion des initiatives ministérielles. Il rappelle alors ses attributions, se pare des attributs conséquents, coordonne et ordonne. Il existe pourtant une deuxième base de l’exposition du PM, en particulier lorsque ce-dernier fait office de relai institué des directives présidentielles relatives à la riposte contre la pandémie. Dans ce cas de figure, le PM, mentionné en première page, se fait « simple » héraut des instructions et des décisions édictées et prises par le Chef de l’État. Tels sont les mécanismes qui propulsent le PM à la notabilité de « figure », c’est-à-dire une situation où, « quelque chose ou quelqu’un prend soudain du relief à l’égard de ce qui l’entoure, son environnement, le fond sur lequel il se détache. Cette forme se distingue clairement des autres ; se reploie et se cale en elle-même, polarisant regards et attention. Elle est donc un surgissement ou une survenance, un évènement, qui sort du cours ordinaire des choses ». (Fabien Eboussi Boulaga, 2010 :22) [5]
À titre d’illustration, il faut remonter à la crise socio-politique qui secoua le Cameroun en 1991, et à la rencontre Tripartite convoquée pour y mettre un terme, pour retrouver une telle semblable exposition d’Un Premier Ministre dans les colonnes de Cameroon Tribune. M Sadou Hayatou bénéficia des privilèges de la « Une » de l’édition anglaise du « quotidien gouvernemental » à quatre reprises entre le 28 octobre et le 19 novembre.
Quel que soit son rôle, la mise sur orbite du PM à la « une » de CT, s’accompagne de la relégation à des positions subalternes d’autres acteurs de premier plan de l’équipe gouvernementale, voire de leur absence dans les colonnes de ce journal. Dans ces conditions, la mise en visibilité des membres du gouvernement s’effectue alors selon deux scénarios. D’une part, l’on note que seuls les ministres de la Santé, et de la Communication sont éligibles au privilège de la « une » du quotidien gouvernemental, s’agissant notamment des actions menées en rapport avec le plan de riposte gouvernemental contre le Covid-19. Sans doute leurs périmètres d’action et leurs zones d’intervention respectifs constituent-ils des ressources décisives pour cette position avantageuse : le premier, Malachie Manaouda est, pour ainsi dire, sur « son » territoire s’agissant de la pandémie, avec ce que cela suggère d’implications et d’explications pour les publics ; le second, René Emmanuel Sadi, est gratifié du rôle de « porte-parole du gouvernement ». (Cf. une de CT 26.03 ».
D’autre part, l’on observera que les autres ministres, doivent leur existence médiatique à la presse à capitaux privés, qui apparaît alors comme une alternative dans les stratégies de mise en visibilité[6], à travers des journaux mobilisés comme des sites de relais et d’amplification des actions conduites par les membres du gouvernement à titre « personnel » dans la cadre de la lutte contre le coronavirus. Comme en témoigne un « échantillon » rapidement constitué, et qui, sans être littéralement, est néanmoins significatif, de cette tendance. (Cf. Le Soir du 08.04, et 22.04, Essingan du 08.04, L’Albatros du 05.05,).
Ce que tend à (dé)montrer la crise multidimensionnelle instaurée par le Covid-19 en contexte camerounais, c’est qu’une personnalité de second rang dans l’architecture institutionnelle de l’appareil d’État, peut bénéficier d’un traitement de faveur d’un organe d’information à capitaux publics tel que CT, comme on le voit avec le cas du « Chef du gouvernement », perçu par certains juristes comme « un chef fragile d’une entité tiraillée entre les deux pôles de l’exécutif » (Alain Didier Olinga, 2013 :74). Sans doute les circonstances favorisent-elles la notable mise en visibilité du PM, en raison d’une activité articulée à un cahier de charges en tout point particulier, et peut-être davantage encore du fait de l’option présidentielle faite de renonciation à une communication basée sur des prises de parole solennelles et régulières.
Il n’empêche. La construction de l’image d’un chef de l’État, apparaissant comme l’Autorité centrale légitime autour de laquelle s’organise la riposte gouvernementale contre le Covid-19, n’est pas allée sans confirmer la prééminence et la prépondérance du président Paul Biya dans les logiques de mise en visibilité des autorités camerounaises dans CT. Il est à cet égard intéressant de mentionner que le président de la République figure une dizaine de fois à la « une » du quotidien gouvernemental entre le 18 mars et le 15 mai 2020. Ses actions bénéficient d’une exposition exceptionnelle, au croisement des critères qui font référence à la surface consentie, et à la primauté dans la hiérarchisation spatiale des sujets traités en première page du «quotidien gouvernemental».
La figure présidentielle conserve son ascendant sur le PM, dans le traitement de faveur que consacre l’apparition à la « une » de CT. Le journal mobilise à cet effet, une variété de ressources : la valorisation des « tweets » du chef de l’État ; le rappel de son rôle de centre d’impulsion de qui procèdent les décisions majeures, et d’où proviennent les orientations relatives à la riposte gouvernementale contre le Covid-19 ; la mise en valeur d’une activité présidentielle embrassant l’étendue des responsabilités du chef de l’État, avec en bonne place les aspects diplomatiques, etc. (Cf. « une » de CT : 18.03, 16.04, 17.04, 21.04).
On ne s’en étonnerait guère, au vu de « la nature fortement présidentialiste du régime camerounais » (Fred Ebongue Makolle, 2019 : 36).
Repères bibliographiques
Allouche, V. (2012), Approche interprétative des discours de presse, Paris, l’Harmattan
Charaudeau, P. (2011), Les médias et l’information. L’impossible transparence. 2e édition revue et augmentée, Bruxelles, édition De Boeck Université
Ebongue Makolle, F. (2019), Le travail gouvernemental au Cameroun. Organisation, principes et méthodes d’action, Yaoundé, Afrédit
Eboussi Boulaga, F. (2010), « L’intellectuel commun », in Kom, A., Fabien Eboussi Boulaga, l’audace de penser, Paris, Présence Africaine, pp 18-24
Nga Ndongo, V. (2001), « Les médias privés camerounais et l’idée d’intégration en Afrique centrale : le cas de Mutations de Yaoundé », in Abwa, D., Essomba, J-M., Njeuma M Z, La Roncière (de) C. (eds), Dynamiques d’intégration régionale en Afrique centrale, T.2, Yaoundé, Presses Universitaires de Yaoundé, pp 513-524
Olinga, A D. (2013), La Constitution de la République du Cameroun 2e édition revue et corrigée, Yaoundé, les Presses de l’Université Catholique d’Afrique Centrale
Ringoot, R. (2014), Analyser le discours de presse, Paris, Armand Colin
Riutort, Ph. (2013), Sociologie de la communication politique, nouvelle édition, Paris, Éditions La Découverte, (Collection Repères)
[1] Il convient cependant de noter la grande attraction que la radio et la télévision d’État exercent sur les membres du gouvernement en campagne contre le Covid-19 et pour leur propre positionnement.
[2] Sur cette notion, le lecteur pressé peut utilement consulter l’enrichissante préface de John B. Thompson, à l’ouvrage Langage et pouvoir symbolique de Pierre Bourdieu (Paris, Éditions du Seuil, 2001)
[3] Pour des raisons de commodité, nous désignerons le Premier Ministre par « PM », dans cette étude
[4] Pour des raisons de commodité, nous désignerons Cameroon Tribune par « CT » tout au long de cette étude
Valentin Siméon Zinga
Membre du Groupe de Recherche en Analyse du Discours (GRAD)
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