Sur le fil
Hormis le gouvernement au premier chef qui a besoin d’indicateurs fiables sur un tableau de bord pour définir sa politique et la conduire, les technocrates de l’appareil d’État, les experts des bailleurs de fonds, la communauté diplomatique et internationale, un microcosme plutôt huppé donc et auquel j’ajouterai volontiers quelques journalistes prenant au sérieux leur métier d’informer, des universitaires en quête de diplômes et les fouineurs indépendants menés par une saine curiosité qui peut déranger la culture de l’opacité, les chiffres des statistiques économiques parlent le Martien au reste de la population du 237, un jargon dont l’abstraction lui passe par-dessus la tête, alors même que son quotidien est concerné. Cette seule asymétrie suffit à vider à mon sens la démocratie de toute substance de ce côté du monde et dans ces conditions. Néanmoins et comme avec le Covid-19, il arrive que ces abstractions se fassent réelles et mettent la caravane du Fiasco dos au mur.
Un épais manuel de l’OCDE y réfère comme l’économie non observée, là où un lexique différent et plus courant la répute pour sa part informelle. Les estimations les plus prudentes suggèrent qu’elle contribue au PIB vert-rouge-jaune à hauteur de 60 à 65%. Un flou à peu près total régit ce pan de l’économie qui brasse tout de même plusieurs centaines de milliards de francs CFA, sur lesquels le fisc ne perçoit que des miettes encore. D’une l’aube à l’autre, cette ENO mobilise des contingents mixtes de femmes et d’hommes qui sont attelé(e)s à un vaste éventail d’activités génératrices de modestes revenus, ayant un point commun : elles sont liées à la circulation et à la présence des gens dehors, qui vont et viennent dans le polygone urbain, avec un non moins modeste pouvoir d’achat. Ces deux ensembles de protagonistes sont à la source de l’effervescence quotidienne, ils empruntent taxis et bendskins (moto-taxis), cassent la croûte ici, éclusent une bière là, achètent des chaussures, des chemises, des babioles, du cash circule et quelque part dans ce circuit complexe, opaque, chacun/chacune tire son épingle du schmilblick à son niveau. Sans cette base quotidienne, ça dévisse sec et ceci n’a pas échappé aux analystes du Quai d’Orsay qui suivent en temps réel la progression du Covid-19 sur le continent, comme on surveille le lait sur le feu.
Intitulée L’effet pangolin et très partagée sur les réseaux sociaux, une note du Centre d’Analyses, de Prévision et de Stratégie (CAPS) pointe « l’équilibre fragile de l’informel, économie de survie quotidienne essentielle au maintien du contrat social », on ne peut certes pas être plus affranchi sur la situation. Imposer un confinement total dans ce contexte revient presque à mettre le feu aux poudres et déclencher une explosion sociale. En deux semaines, le semi-confinement fait déjà des dégâts invisibles mais pourtant considérables. Là où j’habite à Bonabéri, sur la rive droite du Wouri, parce que tous les établissements scolaires à la ronde sont fermés, les « camps » de mototaxis se dégarnissent à vue d’œil. Le manque à gagner induit par l’absence prolongée de ce contingent n’est pas négligeable, entre les amener le matin à leurs bahuts et les ramener vers leurs pénates à la fin de la journée. Il faut ajouter à ce trou déjà de taille dans les escarcelles des gagne-petit, celui provoqué par les nuits mortes désormais et plus de noctambules donc à transporter. Certains mettent déjà en vente leur moto, signe que c’est dur pour ces légions qui vivent sur le fil, la condition commune des soutiers, de ceux/celles qui n’ont comme on dit ici « personne devant », zéro long bras pour changer leur destin du jour au lendemain, qui les extraie des rets de l’adversité pour les « mettre en haut » définitivement.
Ce qui est vrai pour les bend-skin l’est tout autant pour les autres débrouillards. « Mon frère, le dehors est sec comme une pierre !» ai-je entendu traçant à travers le camp dégarni et jouxtant mon mouillage, l’un d’eux ronchonner. La métaphore minérale utilisée en dit long sur l’âpreté dont va pâtir dans les prochaines semaines cette couche fragile de la population du 237 (Cameroun), encore appelée Attaquants. Elle va fatalement tirer le diable par la queue et le petit capital investi à ceci ou cela, ne peut que fondre comme beurre au soleil de midi en Mars. Peut-être même vont-ils devoir par la force des choses piocher dans leur épargne constituée laborieusement, pour joindre les deux bouts durant cette période de contraction économique sévère. Qui sait ? Ce scénario tout à fait catastrophe n’est pas impossible si cette stase perdure. Y’aura aucun État-providence ici pour les rattraper et quand sera passée la virulence, tous et toutes ne referont pas surface. Ces vicissitudes iront-elles sans remous ? La conjugaison avec un faisceau d’autres facteurs ne le garantit pas. Cette crise à plusieurs facettes pourrait cristalliser le ras-le-bol et allumer une sainte colère, de celles alors que rien ne peut arrêter lorsqu’elle se met en route, même pas des blindés. Sauf à refaire Tienanmen.
Si l’inégalité devant le Covid-19 est avérée comme n’importe quelle maladie, rien de nouveau là sous le soleil, il n’en reste pas moins toutefois que son périple dramatique opère une synchronisation de notre monde babélien à plusieurs vitesses, au prisme des questions inévitables que cet évènement et ses conséquences font germer dans les caboches des activistes sous toutes les latitudes affectées. Elles se résument de fait à une seule, mais au demeurant cardinale : est-ce que nous allons laisser le cruel système du Détriment repartir comme avant, sans rien en changer ? Une insigne maxime tirée d’un mythe bassa articulant loi du père, désobéissance créatrice, irréversibilité, inachèvement et néguentropie, stipule que le monde est une chute de chimpanzé, il se perturbe et il se restaure. Pour le dire en termes grecs et concis, dans toute Krisis, le kairos rôde aussi. La grosse lézarde dans la séculaire et séculière suffisance de l’Occident envoie un signal de désubjugation et de déprise dans l’imaginaire. À nous de l’entendre et agir à bon escient pour que l’Histoire cesse de bégayer sous nos cieux.
L’Occident en est dorénavant à trier parmi les malades et face à cet afflux, entre qui laisser mourir et qui faire vivre, à l‘aune de l’espérance de vie au stade où les patient(e)s sont rendu(e)s de la détresse respiratoire. Choix aussi déchirant que cornélien à faire pour les personnels soignants, c’est là un visage de cet ineffable dont participe la virulence du Covid-19, amala. On privilégiera ainsi un jeune trentenaire plutôt qu’un sexagénaire s’il n’y a qu’un seul lit équipé d’un dispositif de ventilation. Comment vit-on avec pareilles décisions sur la conscience ? Le jeunot n’est peut-être qu’une sombre crapule sans scrupules, alors que l’aîné lié à un éditeur confidentiel en quête de textes improbables, finissait son deuxième roman. Ce dilemme moral se posera avec plus d’acuité et de violence encore de ce côté du monde si la contamination vient effectivement à s’accélérer. Les carences abyssales dans lesquelles se débattent les Weird sont édifiantes à plus d’un titre et disent ceci : il faut quitter la voie faustienne et pour cela opérer une inflexion radicale de notre trajectoire sur Terre à la faveur de cette crise on ne peut plus propice.
Les vieilles lunes ont assez occupé l’espace public comme ça en « terre chérie » vert-rouge-jaune. Le moment de se montrer à la hauteur de l’Histoire s’avance sous nos yeux vitreux. Pour reprendre le full control de notre présence au monde et de notre destin confisqué depuis soixante deux ans. Certaine charte africaine de la complexité du réel considère que l’homme est un être libre et non pas une grande machine. À ce prestigieux titre, il est « capable de gouverner sa propre nature, dont le premier devoir est de s’élever, grâce au sacrifice qui lui permet d’échapper à l’enchaînement déterminé des causes et des effets, de l’état brut où il est procréé à une véritable condition d’homme ayant part à l’intellect » (La divination par les huit cordelettes des Mwaba-Gurma (Nord Togo), tome 1, Esquisse de leurs croyances religieuses, L’Harmattan, 1983) et on perçoit d’emblée sous cet énoncé à très haute fréquence, la piste d’un programme possible pour commencer de rendre effective en Afrique l’hominescence, ainsi que feu Michel Serres nomme la bifurcation évolutive dans laquelle notre âge est entré en mode totipotence, avec l’avènement des biotechnologies qui bouleversent de fond en comble le rapport au corps et au monde (Hominescence, Éditions Le Pommier, 2001).
Lionel Manga
Écrivain, critique d'art et chroniqueur. Douala, Cameroun
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