La lutte contre le Covid-19 dans l’éprouvette politique
Nous sommes envahis par des statistiques affolantes au sujet du Covid-19. Les chiffres établissent sans doute la portée et l’intensité de la tragédie. Le Cameroun s’est aussi mis à cet exercice où la comptabilité obituaire semble investie du triple pouvoir, de sensibilisation, de dramatisation et de dissuasion, sous couvert de transparence.
Les chiffres, ne disent pas tout. En particulier, ils sont frappés d’impuissance pour nous renseigner sur l’espace public, c’est-à-dire, ce « champ clos où les représentations et les pratiques symboliques des acteurs de la politique s’opposent les uns aux autres dans la confrontation des identités symboliques dont ils se soutiennent » (Bernard Lamizet, 2011 :89).
À titre provisoire, que nous apprennent en effet les opérateurs politiques de premier plan au sujet du Covid-19 ?
1-On peut s’apercevoir que les lignes de fracture apparues lors de l’élection présidentielle d’octobre 2018, sont restées en vigueur, si l’on se réfère aux deux principales figures ayant émergé de cette compétition électorale à forte teneur polémique. D’une part, le régime en place se déploie, selon une logique d’une légitimité conquise et acquise ; la page de l’élection présidentielle étant tournée, de son point de vue. Le président Paul Biya, a, dans ce sens, donné d’utiles indications sur son mode de fonctionnement : pas de présence physique sur ce « front » de lutte contre la pandémie, mais une manière de présence-absence sur la scène. D’abord un tweet émis le 21 mars 2020, adressé aux Camerounais : « Ensemble, avec civisme, courage et responsabilité, barrons la voie à la propagation du coronavirus. Suivons scrupuleusement les prescriptions du Gouvernement et de l’OMS ». Ensuite, un catalogue de 13 mesures relayées par le Premier Ministre, Chief Joseph Dion Ngute. Enfin, la création d’un « Fonds spécial de solidarité nationale pour la lutte contre le coronavirus », approvisionné dès l’annonce de sa mise sur pied, à hauteur d’un milliard FCFA.
Le président Paul Biya tente ainsi d’apparaître dans le costume d’acteur principal occupant le centre de gravité et d’impulsion des actions qui relèvent de ce qui est considéré comme la riposte des autorités camerounaises face à la pandémie. Et les médias faisant partie des « appareils idéologiques de l’État » (Louis Althusser), s’investissent, naturellement, dans des exercices d’amplification et des tentatives de « décryptage » conséquents. À l’évidence, les appels insistants appelant la Chef de l’État, à d’autres modalités d’implication dans la lutte contre le Covid19, (visibilité, ou prise de parole) n’ont pas eu raison du confinement présidentiel. De moins jusque-là.
Il n’est pas anodin de noter que de toutes les voix qui se sont exprimées dans ce sens, celle de Maurice Kamto est sans conteste la plus emblématique, fort de son statut deuxième à l’élection présidentielle (selon les résultats officiels qu’il n’a cessé de contester), et de « principal opposant » à Paul Biya. Tout en invitant les Camerounais à se conformer aux mesures édictées pour lutter contre le coronavirus, en apparaissant dans une posture de pédagogue en action, et en se donnant à voir comme une force propositionnelle, le président du Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC), n’a pas abdiqué sa stature oppositionnelle. Sur ce dernier point, son discours en une illustration significative, qui dénonce « la défaillance de M. Paul Biya comme président de la République », tance un « Chef d’État fantôme », et regrette « son incapacité à conduire personnellement le pays dans la lutte contre ce grave danger du coronavirus ». Les deux sorties médiatisées de Maurice Kamto, le 27 mars, puis le 03 avril 2020, sont toutes traversées par une souffle de la vitupération , et tendent à laisser apparaître le président national du MRC comme un parrèsiaste, si du moins l’on se rappelle que « Dans la Grèce de Démosthène et des Philippiques, le parrèsiaste est celui qui donne son opinion, signant en quelque sorte lui-même la vérité qu’il énonce, mais cette vérité qu’il marque comme étant son opinion doit en plus affronter le risque de blesser l’autre, de l’irriter » (Michel Hastings, 2009 :37)
2- On le voit : au travers de ces lignes de fracture entre les deux camps en présence, émerge l’un des marqueurs des affrontements politiques autour du coronavirus au Cameroun. Ce faisant, le pouvoir peine à rassembler formellement autour de la lutte contre la pandémie, des forces politiques autres que le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (Rdpc). Bien que la portée et les défis de cette « crise sanitaire » soient transpartisans, il semble éprouver de réelles difficultés à réunir dans le cadre de ce qui serait une coalition nationale, le « personnel politique » (Raymond Aron, 1965 :18) national, au-delà des frontières du « parti proche du pouvoir ». S’il peut revendiquer le droit à quelque singularité (« Le Cameroun, c’est le Cameroun »), il ne peut ignorer les vives critiques dont il est l’objet à ce sujet.
Encore doit-il se contenter de l’implication dans la sensibilisation d’acteurs politiques ne se recrutant pas nécessairement dans son camp, (selon leurs logiques propres) d’une part, et de la mise entre parenthèses, à titre provisoire, des dénonciations habituellement formulées par des forces d’opposition, d’autre part. Il est vrai que les partis politiques eux-mêmes ne semblent pas déborder d’initiatives, et sont à la peine pour délivrer un discours alternatif à celui tenu par le Gouvernement à qui l’on reproche pêle-mêle : une gestion de crise par tâtonnements, un déficit d’anticipation, une carence d’imagination autant qu’un penchant pour l’improvisation. Et dire que cette crise transversale qui nous révèle à nous-mêmes, dans nos fragilités et nos insouciances et nos incuries, n’est pas réductible, comme on le sait, à son périmètre sanitaire. Elle s’étend à l’économie, et ses ramifications sociales relèvent de l’évidence.
3- Pour autant, la lutte contre le coronavirus semble aussi avoir ravivé les batailles politiques au sein même du système gouvernant. Significatives sont à ce sujet, les logiques de mise en œuvre par les membres du gouvernement, des 13 mesures édictées par le président de la République, avec ce qu’elles révèlent ou suggèrent de dispersion ; laissant l’impression que chaque département ministériel s’approprie lesdites mesures à l’aune de son propre logiciel. A cet égard, quelques repères sont porteurs autant d’interrogations que d’enseignements.
Le ministre des Transports, Jean Ernest Massena Ngalle Bibehe, a proscrit les surcharges et prescrit un nombre limité des occupants des véhicules de transport en commun ; ce qui n’est pas allé sans entraîner la hausse vertigineuse des coûts de transport décidées d’autorité, sans « préavis » et en toute logique par les transporteurs, soucieux de « sécuriser » leurs recettes. Sans doute de telles mesures et actions ont-elles entrainé un renchérissement du coût de la vie, par effet mécanique surtout chez les agriculteurs partant des campagnes pour les agglomérations urbaines.
Le ministre de l’Éducation de base, Laurent Charles Etoundi Ngoa, y est allé de sa conception du télé-enseignement, en annonçant l’organisation, à l’intention des écoliers des classes d’examen relevant de cet ordre d’enseignement, des « cours audio télévisées sur la Cameroon Radio Television dans un pays où la « fracture sociale » ne garantit pas l’efficacité d’une telle mesure.
Quant à la Ministre de la Recherche scientifique et de l’innovation Madeleine Tchuente, elle a saisi l’occasion de cette lutte contre le coronavirus, pour mettre en scène et en exergue, ce qui, dans une authentique opération de relations publiques d’opportunité, aura été présenté comme la vitalité des travaux scientifiques menés notamment au sein de l’Institut de plantes médicinales …
La liste n’est pas exhaustive, loin s’en faut ! Et les évocations mobilisées ici sont assez brèves. Mais elles donnent des indications sur la manière dont le Gouvernement travaille à la mise en œuvre des 13 mesures présidentielles pour la lutte contre le coronavirus. On y note l’absence d’une figure centrale, qui ordonne et coordonne les initiatives, en assure la cohérence, l’intelligibilité globale, la mise en perspective, avec autorité, dans un souci de cohésion gouvernementale. Ce qui accentue l’impression de dispersion et de fragmentation ; le stakhanovisme affiché de certains membres du gouvernement contrastant singulièrement avec le silence, ou l’effacement d’autres…
En contexte camerounais l’activisme des ministres sur le front de cette lutte contre le Covid-19 n’est peut-être pas sans lien avec la conjoncture post législatives et municipales depuis le double scrutin du 9 février 2020. Après la bataille des statistiques relatives aux scores engrangés par les candidats du RDPC à ces compétions électorales, le temps est en effet à l’expectative générale, s’agissant d’une éventuelle redistribution des cartes sur l’échiquier gouvernementale, même si en cette matière, Paul Biya demeure le « maître des horloges », juge des opportunités, et démiurge souverain. Ce temps est donc propice aux luttes diverses, aux mises en scène des acteurs, à la valorisation de leurs actions. Dans ces conditions, la lutte contre le coronavirus tend à apparaître comme un stimulateur d’ambitions autant qu’un amplificateur de la conflictualité politique. Les médias, embarqués, s’ils rendent visibles ces batailles parce qu’ils y participent d’une certaine manière, s’avèrent démunis pour contribuer à les rendre intelligibles.
Repères bibliographiques
Aron, Raymond (1965), « Catégories dirigeants ou classe dirigeante ? », Revue française de science politique, 15e année, n°1, pp 7-27.
Hastings, Michel (2009), « De la vitupération. Le pamphlet et les régimes du ‘‘dire vrai’’ en politique », Mots. Les langages du politique, 91.
Lamizet, Bernard (2011), Le langage politique. Discours. Images. Pratiques, Paris, Éditions Ellipses.
Valentin Siméon Zinga
Chercheur au GRAD (Groupe de Recherches en Analyse du Discours)
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