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L’avenir du raisonnable

L’avenir du raisonnable

Les intempéries ne se suivent certes souvent pas nécessairement comme les wagons d’un train, mais elles peuvent avoir un air de famille à quarante huit heures de distance. Une grosse précipitation a fouetté le quatrième samedi du Confinement, laissant derrière elle une douce fraîcheur et le versant diurne touche à son terme. Assourdis par la distance, des rires et des bribes de voix hérissent la transition vers la nuit, quand une pétarade à deux temps chinoise et polluante ne les écrase pas de sa vulgarité oxydable. Ou le passage d’une voiture. Encore un week-end plat sans djoka (verbe signifiant « jouer » dans la langue sawa, le lexique du composite jargon dénommé camfranglais au Cameroun, s’en est emparé pour signifier « faire la java ») au programme de la légion mixte des bringueurs et bringueuses patenté(e)s. La pilule Covid-19 est amère grave pour les rouages de la dissipation. Leurs horloges internes sont en train de se détraquer avec ce brusque coup d’arrêt dans la routine et ce n’est guère évident de ronger son frein. Jusque quand durera cet accablant sevrage ? Dans les caboches, cette interrogation lancinante tourne. Personne ne peut leur apporter une réponse objective et traçant un horizon d’attente que leur addiction contemplerait en prenant son mal en patience. L’indétermination pesant sur une possible reprise de la dissipation est un vrai supplice de Tantale pour les noctambules invétéré(e)s. En attendant donc le signal libérateur, comme tout le monde câblé(e)s, leur étonnement va grandissant devant l’ampleur et la tournure que cette crise sanitaire prend en Occident. Elles suscitent inévitablement moult commentaires plus ou moins avisés sur les tenants et aboutissants de ce tableau renversant. Est-ce qu’il y a moment plus opportun pour affranchir des asservis que quand les esprits sont ainsi ouverts à une explication de l’impensable ?

Tâche urgente s’il s’en fut, elle ne doit pas attendre l’après Covid-19 déjà en préparation dans maints cénacles de pouvoir et considérant les défis qui sont les nôtres dans l’Histoire. En commençant par celui, sine qua non de relever la tête et donner un grand coup de pied dans la fourmilière des clichés. Cette remontada symbolique aurait bien besoin d’un coup de pouce pour s’effectuer et l’actualité s’y prête. Quid alors de déconstruire, hic et nunc, toutes affaires cessantes, la fascination tardive envers l’Occident dans laquelle nos gens barbotent encore en grande majorité ? Faut-il rappeler ici que la prétendue décolonisation est non seulement un fiasco énorme, rendu six décennies après, mais que dans les faits cette supposée déprise libératrice n’a peut-être jamais eu lieu, ne fut jamais que doux leurre ? L’émancipation ne consiste certes pas à se gondoler et à papoter en figurant sur un vague strapontin dans la lice des nations, avec un drapeau et une devise. Les circonstances se prêtent à remettre ce programme à l’ordre du jour et instruire les jeunes générations sur le fin mot de ce qu’elles observent et vivent ébahies. Il y va de pratiquer à leur intention expresse une autopsie de la déroute actuelle en Occident, moyennant un éclairage objectif, synchronique et transversal sur le délitement du système de santé, qui les édifierait et leur donnerait au passage des clés efficaces de compréhension du monde contemporain battant pavillon capitalisme postfordiste et pléonexie. Il se trouve que celle-ci n’est pas tout à fait inconnue au 237 (Cameroun). Vouloir toujours plus que ce qu’on possède déjà, au point de prendre la part des autres, y est conceptualisé avec la notion populaire de « gros cœur ».

La transposition coule presque de source à partir des prémisses. CAC 40, Nasdaq, Blackrock, Cargill & Co, les investisseurs institutionnels qui opèrent sur les marchés de titres, la logique du court terme, les blacks pools et le trading à haute fréquence, les tirelires off-shore, ces éléments et d’autres dont je fais l’économie, constituent le « gros cœur » de notre époque livrée à une logique de froide cruauté. Qui ne saura pas appréhender comment ce « gros cœur » piétine sans vergogne aucune la souveraineté des États aujourd’hui. Parce que les petits arrangements politico-théoriques ficelés dans le champ de l’économie au 20ème siècle dernier ont subrepticement déplacé la fonction cruciale de prêteur en dernier ressort vers les marchés, au lieu que ce privilège reste aux mains des banques centrales qui le détenaient pour des raisons politiques évidentes (René Major, Au cœur de l’économie, l’inconscient, Éditions Galilée, 2014). L’élucidation des arcanes de la spéculation qui néglige les hôpitaux est capitale pour la suite des jours sur Terre. Afin que le vulgum pecus de ce côté du monde capte sans friture ce qui lui arrive avec la fronce Covid-19 et ses conséquences ravageuses. Cette ignorance massive des artifices de la finance est préjudiciable à la formation d’une conscience collective éclairée et au principe démocratique en tant que tel.

Cela reviendrait à produire au 21ème siècle, un geste de lumière symétrique à celui de Paulo Freire et ses compagnons qui lancèrent en Amérique du Sud, écrasée par des dictatures militaires, ses forces vives bridées par cette logique américaine du containment ou doctrine Monroe déployée contre la diffusion du communisme (péril rouge !), la pédagogie des opprimés. Célèbre parmi les activistes depuis le premier jour, elle est restée une référence dans ce milieu. Naguère, le Parti des Fusillés diffusa en France de succincts et éclairants opuscules sur le fonctionnement de l’entreprise, destinés à la gouverne de ses militants et que l’éditeur François Maspero engagé à gauche publiait. S’armer de science jusqu’aux dents préconisait hier Cheik Anta Diop et à juste titre. Démystifier sous toutes les coutures et sous tous leurs aspects opaques, les agissements du « gros cœur » version faustienne participe de ce programme stratégique tourné vers l’émancipation. Rendu à ce point de mon propos, la voix de Sony Labou Tansi s’impose, prophétique.

« La pensée occidentale, commence-t-il, est une faillite de la raison, de l’intelligence, de la conscience et de l’esprit. C’est un triomphe absolu de la brutalité et de la nullité bestiale et végétative qui sommeille en l’homme ». Et, après un développement où l’auteur de L’Acte de respirer mêle Aimé Césaire à son argument, ce « cinglé céleste » dit qu’il « appartient aux Africains d’arrêter de ruser avec les mots- de comprendre que la culture et la civilisation occidentales sont décadentes depuis cent cinquante ans- parce qu’elles biaisent avec l’intelligence. Nous sommes l’avenir du raisonnable. Quand je dis nous, j’entends les foirés, les hommes vraiment, au delà des frontières géographiques, nous de la vraie tribu humaine, qui sommes passionnément concernés par l’aventure de la conscience humaine, de l’intelligence, de l’émotion poétique et de la raison, en guerre contre la médiocrité – la nullité et la brutalité culturellement engraissées et entretenues – avec pour carburants le mensonge et le silence » (Encre, sueur, salive et sang, Seuil, 2015).

La charge est lancée sans concession ni recul et elle tire des balles de gros calibre genre 357 Magnum. La cible d’ailleurs le vaut bien. La situation catastrophique en Occident avec le très létal Covid-19, est exactement celle que Sony Labou Tansi brosse dans cette tirade incendiaire. Arrêtons donc sans plus tarder de ruser avec les mots en Afrique, car ça ne nous sauvera pas, au contraire. Il s’agit d’entendre ce que cette voix d’outre-tombe nous dit : nous sommes l’avenir du raisonnable. Exaltante assignation ô combien que celle-là dans l’Histoire, exactement. Elle nous montre en creux que le désastre Covid-19 est l’œuvre de la déraison, de l’hubris érigée en norme culturelle par le rameau faustien de la proliférante espèce humaine. Lancé à très grande vitesse sur la voie à sustentation magnétique du Profit, le train de l’intempérance à la sauce pléonexique déraille dans la Zone des Commodités et le macabre bilan n’en finit point de s’allonger. Les beautyful ones sont attendus au guichet du futur pour embarquement immédiat à bord de la navette Koba (Figure de la désobéissance créatrice et démiurge dans le mythe bassa de la Restauration).

Lionel Manga

Écrivain, critique d'art et chroniqueur. Douala, Cameroun

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