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Mourir sous Covid-19

Mourir sous Covid-19

Sortirons-nous indemnes de cette nuit « covidienne » dans laquelle est plongée notre monde depuis décembre 2019 ? Il faut sérieusement en douter. Elle laissera dans nos vies des stigmates indélébiles. Par exemple, le souvenir de proches à qui nous avons dit au revoir sans savoir que le mot « Adieu ! » aurait été plus judicieux. Ces êtres chers qui n’auront eu droit en guise de préparation à leur départ qu’à des cérémonies mortuaires sommaires, rompant avec toutes les traditions sociales et religieuses instituées. Le Covid-19 recompose l’univers mortuaire en procédant à une arithmétique de la présence au deuil. Il lui ôte son caractère social en imposant une sélection d’ayants-droit aux requiems et cérémonies funéraires. Le deuil est ainsi réduit à une temporalité brève, non comme un moment qui s’étale dans la durée mais, comme un ensemble de procédés d’assainissement du corps, d’objets, et de lieux investis par le virus. L’urgence de se débarrasser de ces dépouilles dangereuses transgresse les volontés testamentaires des défunts et le droit à une digne sépulture, à sa propre sépulture, dans un contexte où le capital a pénétré et organisé une économie du départ éternel qu’on appellerait ici nécro-économie. Les corps des êtres qu’on a aimés se transforment en facteur de risque pour notre survie.

En Afrique et dans plusieurs parties du monde, le deuil est un indicateur du capital social et symbolique du défunt, une clé pour mieux lire sa trajectoire individuelle et ses rapports sociaux. Le caractère populaire de cet événement, les moyens économiques qu’on y met et le faste qui accompagne les hommages aux morts dans ces lieux où la chaleur humaine n’est pas un euphémisme, sont une forme de témoignage de la réussite ou de l’échec d’une vie. Le Covid-19 réduit la mort à un rite de passage égalitaire qui accorde aux morts le même cérémonial indépendamment des croyances et des positions sociales jadis occupées. En désacralisant le deuil, le Covid-19 nous enseigne « une nouvelle façon de mourir », loin de la vue des proches. Une mort aux sons aigus des machines de réanimation dont les bips réguliers ou affolés renseignent sur l’avènement prochain de la fin. Une mort éventuelle que l’on annonce dans un live ou un bref message sur un média social, parce qu’on aura été testé positif à la maladie. Dans ce cas, la dimension virale du deuil lui donne une perspective globale car, global est le deuil qui éprouve la communauté des humains. Nous rendrons hommage, ne pouvant ni voir une dernière fois leur corps ou assister physiquement à leur inhumation, aux morts du Covid-19 sur Internet, dans un post sur Facebook, Twitter, Snapchat, etc. Le Covid-19 consacre la naissance d’un e-deuil ou renforce une pratique d’hommage sur Internet qui existe déjà dans nos sociétés.

En revanche, que voient ceux et celles qui meurent hors des hôpitaux qui sont bien souvent, sous d’autres latitudes, des lieux où la mort règne sans partage ? Les murs de leur adresse d’auto-confinement, le plafond ou la dalle d’une pièce isolée qui indiquent la direction, les fenêtres, bref les décors d’un univers morbide colonisé par le virus. Pendant ce temps, derrière son écran de contrôle, le Covid-19 tient entre ses pinces une éphéméride géant de plusieurs milliards de pages symbolisant nos vies. Il y ôte à chaque minute, et au gré de ses humeurs morbides des pages, comme on soustrait des pétales à un rosier. En fonction des lieux qu’il a préalablement investi, il instaure un temps continu de la mort que stopperont, on l’espère, l’espoir en la science, en Dieu, au gourou, au marabout, etc. En attendant, que vienne le jour qui stoppera la nuit « covidienne », le décompte épouvantable affole les statistiques dans une sorte de hit-parade où chaque jour des records sont pulvérisés. Il y’a dans cette arithmétique de la mort une tare fondamentale de notre modernité néolibérale. Cette tendance à classer en fonction d’indicateurs même morbides. La puissance prend à cette occasion une signification toute particulière et devient relative. Le hard-power n’a dans ce sens aucun lien avec une capacité de prévenir l’épidémie, de la contenir, de la soigner et d’en exporter le modèle thérapeutique. Le Covid-19 instaure un indicateur subtil de réponse aux catastrophes de tout genre comme modalité de puissance.

Le personnel soignant, devenu en ces temps sombres une famille de circonstance pour les malades assiste au moment fatidique où la vie et le souffle quittent le corps. Il ne serait pas étonnant de voir à la fin de cette crise se développer au sein des soignants des affections psychosociales. À l’image de soldats engagés dans une guerre qui, après les multiples batailles voient défiler dans leurs consciences le nombre de « frères d’armes tombés », le nombre de personnes agonisant sans masques. Voir ces moments dans une forme de rêve diurne et surréaliste laissera certainement des traumas. On se rappellera alors du moment où, difficile fut l’instant du choix entre « qui doit vivre ou qui doit mourir ». Si dans un essai intitulé « Nécropolitique » le philosophe et historien Achille Mbembe désigne comme souveraineté le droit de dire qui doit vivre ou mourir[1], le soignant aurait certainement voulu ne pas avoir à faire ce choix cornélien qui impose le choix d’une vie contre une autre vie. Dans cette guerre contre la pandémie, les hommes en blouse sont des héros et non des bourreaux. Le Covid-19 impose dans un contexte d’afflux sans précédent de malades, de manque de respirateurs, le choix de décider qui doit vivre ou mourir. Dans cette nouvelle grammaire mortuaire on assiste à un double ostracisme. La mise en quarantaine en est une et les inhumations ad hoc en sont une autre. Pour que ces hommes qui disparaissent de nos vies ne soient pas triplement ostracisés il faut témoigner de leurs exploits.

L’histoire se raconte toujours par ceux qui ont survécu pendant les périodes les plus difficiles. Ces hommes et femmes à qui il incombe de transmettre l’espoir n’ont parfois pas été les plus courageux. Confinés chez eux/elles à travers le monde en attendant que passe la tempête covidienne, ils/elles ont regardé derrière leurs écrans de télévision ou de smartphone les autres se battre pour eux. Ils/Elles ne sauront jamais pourquoi la providence les aura épargné(e)s du sort funeste qu’elle aura réservé aux autres membres de la communauté. Peut-être la position à travers laquelle ils observaient leurs semblables périr, les prédisposait-elle à mieux raconter ce qu’ils/elles ont vu et entendu. La dette qu’ils/elles ont envers ceux et celles qui sont mort(e)s ou meurent pour qu’ils/elles vivent sera alors de dire leurs exploits, leur courage, leurs sacrifices, leur solidarité ; pour que ces vertus qu’on dit humaines continuent de guider et servir de bases à la refondation de la communauté détruite par le fléau que ces héros aux multiples visages combattaient. On a en effet le choix d’applaudir ces hommes et femmes à travers nos balcons. Ce serait une juste rétribution semble-t-il… Ou choisir de joindre nos efforts à ceux qui continuent le combat pour notre survie. On a le choix d’en être des acteurs passifs ou au contraire de participer à l’effort collectif pour vaincre la pandémie. La lutte contre le Covid-19 ne consacre pas selon l’acception de Lutwak[2] l’avènement des guerres post-héroïques ou les machines se battraient pour les hommes, pour épargner leur vie de la mort. Au contraire, l’histoire du Covid-19 qui est en train de s’écrire réactualise les visages de l’héroïsme. Nous pouvons tous et toutes en être des héros/héroïnes en donnant ce que l’on a de plus beau, en manifestant des gestes de solidarité. Mais, nous pouvons aussi rester chez nous pour être utile aux autres qui se battent pour notre survie.

[1] Mbembe Achille (2006), « Nécropolitique », Raisons politiques, vol. 1, no 21, pp. 29-60.

[2] https://www.foreignaffairs.com/articles/yugoslavia/1995-05-01/toward-post-heroic-warfare

 

Érick Sourna Loumtouang

Historien et chargé de recherche au Centre National de l'Éducation (MINRESI, Cameroun) - Senior Researcher, The Muntu Institute

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